Le maire de New York envisage d’interdire de fumer dans les espaces ouverts, comme Central Park, sur les plages et les places publiques emblématiques comme Times Square. Il revient à ce maire du type desposte éclairé, d’avoir prohibé le tabac dans les cafés et restaurants : prohibition maintenant imitée en Europe. Bloomberg a aussi réglementé la composition des menus des restaurants de sa ville, prohibant certaines graisses mauvaises pour le cholestérol. Rendra-t-il bientôt le jogging obligatoire ? Il doit l’envisager de manière à ce que chacun, à New York, meure en bonne santé.
L’Amérique, on le sait, a inventé la Prohibition, celle des drogues initialement (imposée aux Européens par le Traité de Versailles en 1919), celle de l’alcool entre 1920 et 1932, puis celle du tabac. La logique de la prohibition est ambiguë : un gouvernement est-il légitime à nous interdire ce qui relève de nos préférences personnelles ? La question a été contournée dans les années ’80 lorsque les prohibitionnistes contre le tabac ont invoqué l’inhalation passive. La liberté de fumer s’arrête là où commence celle de ne pas fumer : la prohibition du tabac est donc fondée en droit sur la protection de la liberté des non fumeurs. S’y ajoute, en particulier dans les pays à assurance maladie généralisée comme la France, que le fumeur inflige au non fumeur le coût éventuel de son cancer du poumon. La prohibition est alors légitimisée par la liberté de l’autre et l’économie de la santé, pas celle du fumeur seulement mais aussi de tous les non fumeurs.
Mais, par-delà ces considérations légales et financières, on devine des intentions plus troubles : la tentation d’imposer des normes de comportement au nom d’on ne sait trop quelle morale. Les premières ligues favorables à la Prohibition, au 19e siècle aux États-Unis, contre l’alcoolisme à l’époque, étaient avant tout chrétiennes et agissaient en défense des valeurs familiales : la prohibition contemporaine est habillée par le droit et l’économie, mais ses racines restent moralisatrices.
Malheureusement, l’homme est un être imparfait qui est porté sur les substances addictives et sur la transgression des normes : la prohibition conduit aussi à des résultats qui terrassent le démon du bien. Surtaxer le tabac encourage la contrebande et favorise les organisations mafieuses. Prohiber le cannabis et les drogues dures fait monter les prix, ce qui alimente les guérillas dans les pays producteurs, les guerres des gangs en amont et, en aval, la prostitution et autres comportements suicidaires chez les consommateurs. Dans la comptabilité prohibition contre légalisation, les despotes éclairés évitent de mesurer le passif. Ce refus du débat sur les coûts de la prohibition, vrai aux États-Unis comme en France – à l’exception de quelques cercles libertariens – révèle que les prohibitionnistes sont persuadés d’incarner le Bien, quel qu’en soit le prix. Ainsi, l’interdiction de fumer dans les parcs ou sur les plages ne pourrait-elle être légitimée que par la Bonté divine du maire de New York : aucun argument légal ou sanitaire ne pèse.
Par coïncidence ou non, Jacques Attali, chargé de réformer la France par le président de la République, veut notre Bien plus encore : il propose que les États interdisent totalement le tabac. Passons sur le caractère impraticable de cette prohibition mondiale (le tabac coûterait alors aussi cher que la cocaïne, mais il ne disparaîtrait pas), interrogeons-nous sur les raisons de cette prohibition : hormis le désir du pouvoir de celui qui prohibe ou sa parfaite bonne conscience, ou sa conviction qu’il sait ce qui est bon pour l’autre, puisque c’est bon pour lui, on ne discerne aucun bien-fondé.
Au total, le désir de drogue, douce ou dure, est de la nature même de l’Homme. Et l’interdire pour changer l’Homme, créer l’Homme nouveau (sain ?) est de la nature même du délire prophétique (ou idéologique).