C’est un livre bien singulier que viennent de publier les éditions Argol, sous le titre Inter. Une sorte d’ovni littéraire dit de lui Bénédicte Gorrillot qui est à l’origine de ce projet.
Ce projet singulier, il est nécessaire de l’aborder en détail*. Bénédicte Gorrillot qui est maître de conférence en poésie latine et littérature française contemporaine et qui travaille notamment sur l’œuvre de Christian Prigent mais aussi sur celle de Pascal Quignard, s’est trouvé s’interroger sur un poème que celui-ci a écrit en 1976, en latin : inter aerias fagos, un « cut up qui accole des citations éparses d’auteurs divers, tous à la file, par équivalences » (B.G. p. 158.) Ce texte avait fait à l’époque l’objet d’une première traduction en français, signée Emmanuel Hocquard. Et d’une double publication chez Orange Export Ltd, « deux petits livres distincts, aux couvertures pâles et distinctes, juxtaposés dans une boîte en carton blanc. » (P.Q. p. 15)
Bénédicte Gorrillot souhaite alors interroger Pascal Quignard sur ce texte dont elle a pressenti la très grande portée. Mais une tentative d’entretien tourne court, car lui dira un peu plus tard l’écrivain, il ne peut « affronter sa vie en direct » et il lui faut « recourir à la protection du stylo entre les doigts [...] comme une rampe, pour descendre dans cette sorte d’abîme qu’est le monde intérieur. » (P.Q. p. 13)
Et d’une certaine façon, ce fut une chance, car après ce semi-échec à revenir, par la parole, sur ce texte, Pascal Quignard écrit une très longue lettre à Bénédicte Gorrillot, où il s'interroge sur le poème, l’histoire du poème mais surtout sur ce que contenaient en germe la démarche et le texte lui-même. Pages très prenantes qui sont à la fois une genèse et une exégèse par l’auteur lui-même de son œuvre, de ses grands courants de fond. C’est ainsi que dans une évocation sur sa pratique de l’orgue, il écrit que « le registre actuel soulevait les notes de tous les registres qui avaient précédé – et soudain elles touchaient les registres du son originaire. C’était cela le but de mes cut up. Cela se déchirait. Le chant hélait enfin quelque chose » (P. Q, p. 21).
Autre idée très féconde de Bénédicte Gorrillot, remettre en quelque sorte le poème latin de Pascal Quignard sur le devant de la scène en demandant à cinq poètes contemporains latinistes de proposer leur propre version du texte. Il y aura donc en plus de la traduction d’Emmanuel Hocquard et celle de Bénédicte Gorrillot elle-même, des propositions de Pierre Alferi, Eric Clémens, Michel Deguy, Christian Prigent et Jude Stéfan, Sept traductions donc pour un même poème. Et dont la confrontation est passionnante dans ce qu’elle révèle à la fois de la plasticité du latin et des usages poétiques contemporains. Ouvrant ainsi à des réflexions sur la langue, sur la traduction, sur la langue d’avant dans notre langue qu’est le latin, mais aussi sur « le fatum déceptif de toute traduction et de toute écriture » (B.G. p. 144)
Le livre est composé en trois parties, la lettre de P. Quignard à B. Gorrillot, puis la section consacrée au poème original en latin et à ses traductions avec les sept versions (Alferi, Clémens, Deguy, Gorrillot, Hocquard, Prigent, Stéfan) et enfin des « Didascalies », une sorte de postface de B. Gorrillot qui est une méditation sur la traduction. Elle y dénonce l’école traditionnelle de traduction avec son objectif de fidélité (qui est le plus souvent fidélité au sens bien plus qu’à la forme). Elle parle de « l’entropie inévitable du traduire » (p. 140). Et elle choisit quelques expressions particulièrement frappantes du texte latin et montre comment chacun des sept traducteurs les as entendues. À commencer par le titre inter aerias fagos** mais aussi l’étonnant logos terrisonus
Voici donc un livre singulier et multiple, dont Catherine Flohic, son éditrice, a pu dire à juste titre que c’était « un livre de l’entre-deux, entre latin et français. Un livre de l’un, Pascal Quignard et un livre de sept autres. » (p. 9)
Florence Trocmé
*cette note mêlant des citations de Pascal Quignard et de Bénédicte Gorrillot, les références aux pages sont précédées des initiales de l’un ou de l’autre.
*à titre d’exemple voici les propositions pour inter aerias fagos : « Entre les hêtres aériens » (Alferi), « Air entre êtres » (Clémens), « Dans les hêtres de l’air » (Deguy), Entre les hêtres élevés couleur de ciel » (Gorrillot), « De l’air entre les branches des hêtres » (Hocquard), « Aux souffles des feus*** » (Prigent), « Sous le faîte des hêtres » (Stéfan)
***les feus sont les hêtres bretons
Pascal Quignard
Inter
inter aerias fagos
Argol, 2011 – voir la présentation détaillée de ce livre et lire un extrait ici