Bonheur national brut

Publié le 09 février 2011 par Copeau @Contrepoints

Les hommes de l’État sont extraordinaires. La semaine dernière, nous protestions contre leur prétention à nous imposer leur conception de l’éthique. Voici qu’ils veulent maintenant nous imposer leur vision du bonheur. Après la France et la commission Stiglitz, mise en place pour mesurer le progrès social, voire le bonheur, voici que les Allemands, que l’on avait connus mieux inspirés, nous emboitent le pas et veulent « mesurer autrement la richesse » comme le titre Le Monde. Autrement dit, les hommes politiques veulent nous dire ce qui nous rend heureux et nous imposer leur vision de la vie : une dérive vers la société totalitaire.

Les limites des exercices comptables

Il y a bien longtemps que l’on critique les indicateurs de production et de croissance. Il est vrai que le PIB ou le PNB présentent des faiblesses, comme toute prétention à mesurer l’économie d’un point de vue global, macroéconomique.

Les économistes connaissent bien les limites des exercices comptables.

Première limite : la production des ménages. La valeur des services, nés de la « production domestique », n’est pas prise en compte dans le PIB, puisque ces services sont produits par les ménages pour eux-mêmes et ne sont pas destinés à être vendus sur un marché. Il n’y en a donc pas une évaluation et le PIB ne prétend pas la mesurer. Or la production domestique, sous forme de la multitude de travaux que nous effectuons pour nous-mêmes (bricolage, jardinage, déplacements) est de plus en plus importante aujourd’hui d’autant plus que le coût élevé du travail salarié et des charges sociales nous incite souvent à produire nous-mêmes les services dont nous avons besoin. De même on a la fâcheuse tendance à considérer comme négligeable la « production » des parents, alors qu’ils concourent à l’éducation et aux progrès de leurs enfants, pour le plus grand bien futur de la société.

Deuxième limite : le produit des administrations. Elles fournissent des services publics, mais comment en mesurer la valeur ? La convention retenue en comptabilité nationale veut que la valeur des services rendus par les fonctionnaires se mesure à leurs coûts, c’est-à-dire aux traitements desdits fonctionnaires. Donc, chaque fois que l’on crée des postes dans la fonction publique, le PIB se trouve augmenté ! Compte tenu de ces deux « particularités », on a tendance aujourd’hui à parler du « produit marchand », dont l’ordre de grandeur et l’évolution sont bien plus significatives qu’un PIB tantôt sous-évalué, tantôt sur-évalué. Avec le produit marchand au moins l’évaluation est réaliste : c’est la valeur qui a été donnée par le marché qui apparaît, et elle est le fidèle reflet des valeurs « subjectives » consacrées par tous les agents du marché.

La course à la mesure du bien-être

Faut-il pour autant essayer de mesurer le bien-être ? C’est une mode et une tentation récentes de la classe politique. Il faut dire qu’elle a beaucoup d’ennuis avec le PIB, qui, même lorsqu’il est marchand, ne correspond jamais à ce que voudraient les politiciens : un demi point de croissance peut faire perdre ou gagner une élection, et peut transformer un budget prévisionnel en un déficit budgétaire.

C’est un pays original, le Bhoutan, qui a été le premier pays au monde à prétendre mesurer le « bonheur intérieur brut ». De quoi inspirer des pays plus importants. En Angleterre, David Cameron, qui a pourtant souvent de bonnes idées, a demandé au bureau des statistiques de réfléchir à la mesure du « bien-être général », prenant même en compte « l’état psychologique de la population anglaise » : vaste programme. L’Italie veut des indicateurs non monétaires prenant en compte « le degré de cohésion sociale, l’engagement des citoyens dans des associations caritatives, le niveau d’émission de gaz à effet de serre », dans un inventaire à la Prévert. La France, avait déjà pris les devants, en confiant à Joseph Stiglitz, le plus extrémiste de gauche des prix Nobel d’économie, le soin de remettre un rapport ; la commission a été coordonnée par Jean-Paul Fitoussi.

Ce professeur d’économie déclare au Monde que ce rapport « a un écho mondial » : la preuve « Pékin a même fait traduire notre rapport ». Si les régimes totalitaires l’aiment, cela nous semble un peu inquiétant. Bref le rapport Stiglitz, c’était « une révolution statistique mondiale ». On a les révolutions qu’on peut et la France a toujours exporté ce qu’elle avait de pire. Nous avons formé les élites marxistes du Tiers-monde à la Pol Pot ; de quoi être fiers de notre éducation nationale ; nous allons maintenant formater les esprits.

Même les Allemands veulent mesurer ce qui est subjectif

Mais voilà que les Allemands semblent à leur tour séduits par cette prétention des hommes politiques à décider pour nous de ce que nous aimons et de ce qui contribue à notre bonheur. Sa « croissance XXL » selon la formule de son ministre de l’économie, ne lui suffit plus. Le 17 janvier, Berlin a donc mis en place une commission pour réfléchir à la mesure de la croissance. L’initiative venait des Verts et du SPD social-démocrate, mais les autres partis s’y sont associés. La composition comporte quelques économistes, mais aussi des députés, des syndicalistes, des chimistes, et autres sociologues. Son thème ? « Croissance, bien-être, qualité de vie : les voies pour une économie durable et le progrès social dans l’économie sociale de marché ». Ouf. Avec ça, on est sûr de ne pas s’éloigner du politiquement correct.

Il s’agit « de développer un indicateur de bien-être et de progrès et de sonder les possibilités et les limites du découplage de la consommation des ressources et du progrès technique ». Le but étant de permettre aux politiques de favoriser « cette économie durable ».

L’article du Monde précise : renforcer le principe de responsabilité, les droits des citoyens et « juguler les transactions financières court-termistes purement spéculatives ». Il faut aussi prendre en compte la cohésion sociale, la santé, la qualité des services publics et « le sentiment de la population sur la qualité de vie ». Bref de quoi mesurer au moins le bien être, sinon le bonheur.

Une dérive d’essence profondément totalitaire

Cette nouvelle folie collective repose sur un contre-sens. Certes, et cela existe déjà, il peut être utile de posséder une batterie d’indicateurs et on n’a pas attendu Stiglitz et d’autres pour mesurer la qualité des soins, l’analphabétisme, l’espérance de vie, la mortalité infantile, ou bien d’autres éléments toujours utiles à connaitre. On en a même tenté la synthèse dans des indicateurs de développement humain. Mais ici l’objectif est sensiblement plus ambitieux : mesurer le bien-être et le bonheur.

Le contresens vient du fait que le bonheur (« une idée neuve en Europe » comme disait Saint Just en conclusion de son rapport devant la Convention au nom de Comité de salut public en 1794), ne peut se quantifier et aucun calcul ne peut en donner la mesure. Le bonheur est affaire personnelle et dépend beaucoup plus d’éléments non communicables à des statisticiens, comme l’affection, l’amour, etc. Qui peut mesurer la valeur des nuits passées à soigner son enfant ou du bénévolat auprès des plus démunis ? Qui peut prétendre mesurer la valeur du « travail » que faisait mère Teresa ?

On ne mesure pas ce qui est subjectif. Vouloir le faire conduit à prédéfinir une notion du bonheur, dont on voit ici ou là les prémices politiquement corrects : ce qui est payant, c’est mal ; tout comme la finance ou le marché ; la spéculation c’est le mal absolu ; en revanche, le développement durable, l’écologie politique, les services publics, l’aide sociale publique, c’est bien. M. Fitoussi nous montre le chemin : « il est indispensable pour le bien-être de milliards de personnes de développer, y compris avec des subventions, la recherche sur les nouvelles technologies de l’énergie et de l’environnement, les villes durables, etc. » Qui a décidé que c’était bien ? Les choix de millions de ménages ? Non, M. Fitoussi ou ses homologues. Et ces belles idées débouchent toujours, inéluctablement, sur de nouveaux impôts.

Il y a pire : on commence par mesurer, de manière arbitraire ; on continue par mettre en place des politiques pour favoriser cette conception du bonheur définie par le pouvoir ; et demain, ce sera obligatoire. On nous dira ce que nous devons faire pour être heureux, sinon nous ferions baisser le bonheur national brut et nous serions de mauvais citoyens. On peut sourire devant ces enfantillages ; en réalité, ils sont d’essence profondément totalitaire : croire que les hommes politiques peuvent choisir à notre place ce qui est bon pour nous. Les seuls choix acceptables sont ceux des hommes libres et responsables dans une société libre.