Comment un pays démissionne de son histoire ?
Jean-Pierre Rioux
Perrin, avril 2006, 228 pages
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Les Français perdraient-ils la mémoire ? C’est la thèse défendue par l’historien Jean-Pierre Rioux dans cet essai à la fois brillant et érudit sur la « débâcle intime et collective, celle du souvenir et de l’art de vivre » qui serait en cours en France.
Sous les assauts répétés et désordonnés des « devoirs de mémoire », cette « ardente obligation » moderne dont les plaintes résonnent, à défaut de raison, jusque dans les salles des tribunaux de justice, les « Trente Mémorieuses (1) » (1975-2005), auraient dévalué en France le singulier au profit du pluriel, assombri l’avenir de la nation et ses projets communs par le déni du passé et l’excès de « présentisme ». Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la France contemporaine, ancien inspecteur général de l’Education nationale, Jean-Pierre Rioux est directeur de la revue Vingtième siècle, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, chroniqueur à La Croix et à Sud-Ouest. Il a récemment publié Au Bonheur la France (Prix Guizot de l’Académie française), Jean Jaurès et avec Jean-François Sirinelli La culture de masse en France.
« Tout se passe comme si ce pays était sorti de l’histoire vive pour entrer en mémoire vaine, comme si la rumination y avait remplacé l’ambition »
En apparence, les célébrations mémorielles se portent bien : ainsi, en 2005, la commémoration de la libération du camp d’Auschwitz a côtoyé l’ouverture à Paris d’un mémorial de la Shoah et la création d’un centre à la mémoire du travail sidérurgique en Moselle. Les députés ont même inscrit… le foie de canard au « patrimoine culturel et gastronomique » de la France.
Seulement, les apparences peuvent être trompeuses. Il y a eu une « vénération inconséquente du souvenir » tout azimut depuis les succès d’ouvrages populaires sur la fin des terroirs comme celui de Pierre Jakez Hélias, Cheval d’orgueil, publié en 1975 et point de départ d’un attrait pour le patrimoine rural menacé de disparition par la marche irrévérencieuse du progrès et de ce qu’on peut déjà appeler la « mondialisation ». La crise culturelle et civique qui touche la France couverait ainsi depuis une trentaine d’années. La vogue et la « surconsommation » de patrimoines déclinés à l’infini accélèrerait les fissures, depuis les années 1980, du sentiment national. L’exaltation des identités locales, « l’utopie de proximité » grossie par l’individualisme des pratiques culturelles et sociales supplanteraient les cadres contraignants et moins rassembleurs de la nation. Le patrimoine new look a pour défaut, cependant, de miner toute « hiérarchie des signes et des traces » dans « la monotonie de son exhibition ». L’exemplarité de la transmission a cédé la place à la conservation de souvenirs dénués de sens. Comme l’a démontré la publication des Lieux de mémoire (1984-1992) sous l’autorité de Pierre Nora, le développement d’un « patrimoine en miettes » est symptomatique de l’essoufflement du « roman national ».
Le point d’orgue de la « débâcle », selon l’auteur, fut le refus par les Français, le 29 mai 2005, du Traité constitutionnel. « La France ce jour-là a pris congé petitement en signalant au monde sa préférence, la macération, et sa nouvelle vocation, faire l’autruche ». Le « Plus jamais ça ! » asséné avec détermination au sortir des deux Guerres mondiales pour servir de pilier à la Construction européenne a été « oublié » ou du moins délaissé par des considérations plus matérielles et donc moins idéales.
Cette année a vu également certaines célébrations escamotées ou dénaturées par des débats initiés par des minorités agissantes et une impuissance des autorités politiques à rappeler le « bien commun ». Les députés ont voté une loi, le 23 février, désavouée plus tard par le Président de la République, qui reconnaissait dans son article 4 les aspects positifs de la colonisation française. Des chaudrons communautaires émanent des effluves malsains. La crainte d’une guerre des « mémoires-tranchées » bouscule la société française. Le centenaire de la Séparation de 2005 a manqué singulièrement de souffle républicain tandis que le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz « a brillé par l’absence des plus hautes autorités de l’Etat » au moment où certains, rappelant le rétablissement de l’esclavage en 1802 par Bonaparte, n’hésitaient pas à assimiler ce dernier pratiquement à un nazi. « Nous n’avons de cesse de tuer l’avenir, de délaver le souvenir au flot de l’actualité, d’instrumentaliser le passé et, de fait, de ruiner un peu plus le mystérieux processus cumulatif, nourri de projets, d’héritages et d’actions, que la mémoire exprime et qui la fait vivre ».
Tous les pays qui n’ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid » (La Tour du Pin)
Que faire alors pour revivifier la mémoire nationale et l’empêcher d’être ensablée par les dépôts successifs de ces alluvions stériles ? Jean-Pierre Rioux, sans refuser le droit d’expression aux différentes « mémoires », propose d’opposer des « devoirs d’histoire » seuls à même de rechercher le vrai, d’accepter les remises en question sous le crible du doute scientifique et de construire le « bien commun » si nécessaire aux ambitions nationales. Les mémoires _ c’est une évidence _ ne sont pas sensibles à la complexité des faits historiques. C’est donc un plaidoyer pour un « devoir d’intelligence » auquel nous invite l’historien (2). Il avance les qualités d’une discipline qui a compris très tôt, avec Marc Bloch et d’autres chercheurs, les distinctions vitales entre mémoire et histoire, cette dernière ne pouvant se confondre ni avec la justice ni avec la morale civique. Pour l’histoire, il n’y a pas de « fatalité du passé ». Les jeunes générations n’ont pas à porter le poids de ce dont elles sont innocentes. La temporalité doit à nouveau fonctionner et les Français doivent se remettre à appliquer le « principe de succession » et éviter les raccourcis, les anachronismes, en un mot le présentisme (3) nourri des tensions à l’œuvre dans le pays, entre les régions ou les quartiers, les classes sociales ou les groupes dits « communautaires ». A l’Ecole de transmettre par la connaissance avant de songer à la reconnaissance, au deuil ou à l’oubli. Selon Jean-Pierre Rioux, « il s’agit [ainsi] de dire halte au repentir et de cesser de gémir sur ce passé (…). Il s’agit d’affûter ensemble des idées, de retrouver la force de chercher du sens, en soupesant de nouveau l’héritage, la transmission et la promesse ».
Pour finir, établissant dans son essai un constat dérangeant et inquiétant de la société française, l’auteur a su éviter le piège des « déclinologues » (Nicolas Baverez, Alain Finkielkraut ou Jacques Marseille…), souvent excessifs dans leurs jugements, car il soutient que l’éclatement de la mémoire nationale est réversible à condition que les mémoires qui sont légitimes ne construisent pas une vérité officielle ou se complaisent dans la « victimisation ».
Pour autant, et sans tomber dans un appel à la « propagande civique », Jean-Pierre Rioux aurait dû davantage affirmer le rôle crucial des politiques et des intellectuels français pour affermir et construire positivement l’identité nationale. On ne peut ni attendre des « identités traumatiques » qu’elles s’assagissent naturellement avec le temps, ni supposer que les enseignants d’histoire-géographie, dans le secondaire, puissent relever en partie le défi de revitaliser le « sentiment national », même guidés par le truchement avisé des historiens. Il y a une urgence des élites à recomposer le « contrat national ». Le malaise intellectuel ravivé par « les émeutes des banlieues » de l’automne 2005 aurait gagné à être mieux interrogé vis-à-vis notamment des mémoires dites coloniales.
Enfin, il eut été souhaitable qu’une analyse comparée de la situation de notre « mémoire nationale » avec d’autres pays, en particulier européens, ait été faite pour disposer d’une lecture moins singulière sur le soi-disant « malheur français » (Jacques Julliard).
Ces derniers commentaires n’ôtent en aucune façon les remarquables qualités d’un essai que nous ne saurions que vivement conseiller tant il repose sur une solide documentation accompagnée d’une chronologie précise du dérèglement de la « mémoire collective » depuis 1975.
(1) Néologisme cousin de la formule célèbre de Jean Fourastié appliquée à la période de forte croissance économique qu’ont connus des pays industriels et développés, les « Trente Glorieuses » (1945-1975).(2) On peut renvoyer les lecteurs aux articles de Jean-Pierre Rioux parus dans différents médias : « Devoir de mémoire et tribunal de l’histoire », Le Monde des Débats, décembre 1999 ; « Insurger l’intelligence » paru dans le journal Le Monde, le 30 avril 2002.(3) Voir Olivier Pétré-Grenouilleau, « Les identités traumatiques. Traite, esclavage, colonisation », Le Débat, 136, septembre-octobre 2005. Selon cet historien, la force grandissante des « identités traumatiques » réclamant la reconnaissance des crimes passés voire une réparation financière démontrerait « la difficulté de notre société à se regarder en face, à se refonder sur des liens qui ne soient pas ceux de la dette ». La « victimisation » ou l’hystérie victimaire en cours est un aveu d’impuissance à passer du « je » individuel, sectaire ou au « je » supposé d’une minorité au « nous » national.