Magazine Cinéma
Théâtre des Bouffes Parisiens
4, rue Monsigny
75002 Paris
Tel : 01 42 96 92 42
Métro : Quatre Septembre
Une comédie d’Eric Assous
Mise en scène par Jean-Luc Moreau
Avec Anouchka Delon (Julie), Alain Delon (Julien), Elisa Servier (Carine), Christophe de Choisy (Arnaud)
Ma note : 7/10
L’histoire : Entre un père et une fille, la séparation est inéluctable. Un jour, elle part avec un autre, il faut l’accepter, faire bonne figure. Pas facile de donner à un inconnu ce qu’on a de plus précieux…
Julie a 20 ans. Elle rêve de liberté et d’émancipation. Et en plus elle est amoureuse. Seulement voilà, elle vit seule avec son père, veuf depuis douze ans, qui n’a nullement l’intention de la voir quitter la maison. Alors, elle lui propose un marché : lui présenter son amoureux et faire la connaissance dans la même soirée de la femme que son père voit depuis plus de deux ans.
Mon avis : Hier soir, lundi, avait lieu la générale d’Une journée ordinaire. Lorsqu’une pièce a Alain Delon en tête d’affiche, le tout Paris veut en être. Et, de fait, le parterre était somptueux : Jean-Paul Belmondo, Mireille Darc, Jean-Pierre Marielle, Agathe Natanson, le professeur Cabrol, Nadine Trintignant, Claudia Cardinale, Jean-Loup Dabadie, Jean Piat, Muriel Robin, Mathilde Seigner, Bernard Tapie, Roland Giraud, Maaïke Jansen, Brigitte Fossey, Mathilda May, Shirley et Dino, Chantal Ladesou, Nana Mouskouri, Nicole Calfan, Dany Brillant, Jacques Séguéla, Corinne Touzet, Jean-Luc Reichmann, Flavie Flament, Christian Morin, Danièle Gilbert… Impressionnant !
Mais revenons à la pièce… D’abord, je trouve que le titre est imparfait car on a vraiment l’impression que l’action se déroule sur plusieurs jours. Vivre tout ce à quoi on assiste en 24 heures est tout bonnement irréalisable. Un autre titre, peut-être un peu moins imprécis, eût été judicieux. Mais c’est toujours mon foutu côté cartésien qui me joue des tours. En fait, seul le mot « ordinaire » est adapté. En effet, ce que vivent les quatre protagonistes de cette pièce est de l’ordre du banal, du quotidien. Ce genre de péripétie sentimentalo-filiale est effectivement courante et dans la logique des choses de la vie.
L’action se déroule pour la majeure partie dans le salon cossu que partagent un père et sa fille, Julien et Julie. Dans le noir, un menuet de Mozart distille ses notes alertes. Dès le lever de rideau, cette musique est la première pomme de discorde entre eux. Simple conflit de générations en matière des goûts musicaux. Cette première divergence va servir de prétexte à Julie pour provoquer une discussion plus sérieuse. Elle a 20 ans, elle est amoureuse, elle étouffe auprès de ce père hyper protecteur et elle aspire à la liberté. C’est qu’elle a du caractère la damoiselle ! Elle prend les choses en main, mène le débat et pousse son père à reconnaître la liaison qu’il entretien depuis deux ans avec Carine. Cette relation enfin avouée va lui servir de monnaie d’échange pour faire accepter la sienne à son père… Evidemment, rien ne va se passer comme chacun le souhaiterait.
Cette pièce a été écrite sur mesure par Eric Assous pour Alain Delon. Pendant près de deux heures, le comédien va faire étalage de tout l’éventail de son talent. On peut dire ce qu’on veut de lui, mais c’est un sacré acteur. Et ce qui est agréable, c’est qu’il n’en rajoute pas. Servi par des dialogues plutôt bien ficelés, dans la moindre réflexion, dans la moindre mimique, il fait preuve d’une remarquable finesse de jeu. Sur le plan psychologique, partagé qu’il est entre son amour filial et sa peur de voir sa fille s’envoler, il est parfaitement défendable. Il est aussi bon dans la drôlerie que dans l’émotion. La scène de la première rencontre avec le petit copain de sa fille, où il se comporte en mâle dominant, est un joli moment de comédie qu’il mène de main de maître. Et, à la fin, quand la souffrance le submerge, les mots qu’il profère, dictés par l’amertume, en dépassant sa pensée, étalonnent la profondeur de son chagrin. Dans la salle, le silence est compact.
Elisa Servier a hérité là d’un de ses plus jolis rôles au théâtre. Il n’est pas très développé, mais il est intense. Dans la première scène qu’elle partage avec Alain Delon, elle manie d’abord à la perfection l’humour et la dérision. Elle voit si clair dans son jeu qu’elle s’en amuse et le titille sur sa frilosité et son entêtement « Tu portes ton deuil comme d’autres portent la Légion d’honneur ! ». Puis, voyant qu’il persévère dans sa promesse fait à un « fantôme », elle explose et vide son sac. La femme blessée prend alors le pas sur la femme amoureuse. Elle vibre de tout son être. Elle est bouleversante… Et la dernière scène lui permettra de porter magnifiquement l’estocade… Mais, chut, il ne faut pas tout dire.
La grande révélation de cette Journée ordinaire, c’est Anouchka. Evidemment, tout le monde n’avait d’yeux que pour cette nouvelle héritière de la dynastie Delon. On ne peut qu’admettre que l’art de la comédie est dans ses gènes. Elle est étonnante d’aisance, de facilité, de présence. Pourtant, elle a hérité là d’un rôle écrasant. C’est une jolie fleur qui s’épanouit à l’ombre du Commandeur. Ne pouvant nous mettre à sa place, on ne sait pas si c’est plus rassurant ou plus encombrant d’avoir pour partenaire un père aussi monstrueux (dans le sens « monstre sacré », bien sûr). En tout cas, dans le moindre registre, elle joue juste et avec un naturel qui ne peut, dans son cas, qu’être inné. Elle est vraiment épatante. Elle est assurément promise à une belle carrière.
Quant à Christophe de Choisy, il est impeccable dans le peu qu’il a à faire et qui n’est pas si simple que ça à jouer. Le père de sa copine, c’est quand même Alain Delon ! Difficile de l’oublier. Il sait garder ses distances, il reste dans la retenue, même si certaines de ses réactions, tout juste maîtrisées, laissent à penser qu’il a son caractère. Il forme un joli couple, moderne et crédible, avec Anouchka.
Même si cette comédie douce-amère n’est pas la pièce de l’année, même si elle tarde un peu à trouver son rythme en raison d’un départ un tantinet poussif, il reste le privilège de voir Delon sur scène. C’est vraiment un immense soliste. Devant ce prestigieux parterre, il a tenu à offrir un récital de haute volée. Rien n’est plus excitant pour un homme de cet acabit que de se savoir observé, étudié, ausculté. Devant un tel auditoire, on veut donner sa pleine mesure, on veut justifier son statut. Maintenant, reste à savoir s’il prendra autant de plaisir chaque soir devant des salles plus « communes ». Un Delon a besoin d’être rare. Un stradivarius a-t-il envie de se métamorphoser en crin-crin ? Espérons que pour sa fille et ses deux autres partenaires il ait envie de se montrer toujours aussi généreux.