Le président de Fox News, Roger Ailes, sur le théâtre de l’information locale

Publié le 08 février 2011 par Mentre

C’est une bien étrange histoire que raconte Peter J. Boyer dans le numéro du 31 janvier du New Yorker: celle d’un petit hebdomadaire local, le Putnam County News & Recorder (PCN&R) racheté par le président de Fox News, Roger Ailes, et ce qui s’en suivit. Une affaire que l’on pourra trouver picrocholesque —et que j’ai chois de retracer sous la forme d’une pièce de théâtre— mais qui illustre qu’en journalisme le parti-pris a ses vertus, mais qu’en ce cas, la concurrence n’est pas seulement nécessaire; elle est indispensable.

Les acteurs

Roger Ailes. Le personnage central. Engagé à l’aile droite du parti républicain, il est connu pour avoir conseillé les candidats républicains à la présidence de Richard Nixon à George Bush Senior. Son fait de gloire comme consultant est d’avoir permis l’émergence de la campagne des primaires de George H. W. Bush [le père de George W. Bush] au dépend du candidat libéral démocrate, Mickael Dukakis, alors gouverneur du Massachusetts. Ce dernier avait maintenu une loi de son État permettant aux prisonniers condamnés à de longues peines, le bénéfice de permissions. L’un d’entre eux, WIllie Horton, lors d’une de ces permissions commettra un viol. Cette histoire sera montée en épingle par Roger Ailes qui réalisera —en 1988— une spectaculaire publicité, Revolving door, qui fera date [voir la vidéo ici].

Rupert Murdoch est allé chercher Roger Ailes pour créer sa chaîne d’information FowNews, en 1996. Son ton violemment polémique et engagé porte la patte de ce dernier.

Beth Ailes. Troisième épouse de Roger Ailes, ancienne de la chaîne de télévision CNBC, elle dirige l’hebdomadaire local Putnam County News & Recorder [le site ici] depuis, la date de son rachat par son mari, 2008, ainsi qu’un autre hebdomadaire du même comté, le Courier.

Joseph Lindsley. Le rédacteur en chef, du PCN&R et du Courier depuis mars 2009. Ultra-conservateur, catholique, son expérience de presse est brève —il n’a que 25 ans— mais révélatrice. Avant de travailler pour un journal de News Corp, le Weekly Standart, il avait créé sur sur le campus étudiant de Notre Dame [Caroline du Nord] un journal étudiant conservateur, trouvant que celui de l’université trop conventionnel.

Gordon Stewart, ancien chef d’orchestre, ex-vice-président de l’American Stock-Exchange, dirigeant d’entreprise, il est connu également pour avoir co-rédigé l’un des discours les plus ratés de la présidence de Jimmy Carter [démocrate], consacré à une supposée « crise de confiance » du peuple américain et qui fut rebaptisé, en raison de son caractère désastreux « Malaise Speech » [Vidéo et transcription ici]. Il a créé le site alternatif, Philipstown.info.Dar Williams, chanteuse, définie par ses amis, comme une « vraie païenne ». C’est chez elles que se réuniront les opposants au changement de ligne éditoriale de PCN&R. [Son site ici].

Seth Gallager, l’actuel maire de Cold Spring, fabricant de cornemuse dans la vie civile, est un libéral. Il a battu aux dernières élections Anthony Phillips, un ancien marine.

Le lieu de l’action

La scène se passe dans le comté de Putnam, sorte d’Eden protégé de l’urbanisation massive [nous sommes à une centaine de kilomètres de New York]. L’une des villes où se déroule l’action principale, Cold Spring, installée sur les bords de l’Hudson se définit d’ailleurs comme une ville « hors du temps » ["a timeless town"]. Le caractère enchanteur des lieux attire des personnalités soucieuses de tranquillité et souhaitant vivre dans un cadre préservé. La moyenne des revenus des habitants du comté est l’une des plus élevées des États-Unis.

Un hebdomadaire d’information locale, indépendant, le Putnam County News & Recorder, est installé depuis 145 ans. Lui aussi, il est « hors du temps »: imprimé en noir et blanc, grand format, un contenu centré sur la vie locale et sans éditorial. Bref, un journal en parfait accord avec la tranquillité de la vie locale

Le prologue

En 2001, Roger Ailes achète une propriété, à Garrison, non loin de Cold Spring. La maison qu’il se fait construire a une vue magnifique sur la rivière Hudson, et sur l’académie militaire de West Point, située sur l’autre rive. Son installation fait quelque bruit localement, car Garrison et la ville voisine Cold Spring, sont une enclave démocrate dans un comté largement républicain, comme le raconte Peter Boyer. En 2003, Dar Williams s’installe à Cold Spring, et deux ans plus tard, c’est au tour de Gordon Stewart.

En 2008, Roger Ailes décide d’acheter le PCN&R et d’en confier la direction à son épouse Beth. C’est un mini tremblement de terre, très local et bien réel. En effet, Roger Ailes aime « peser » dans les affaires publiques et un média est un bon levier pour cela. Tout le monde se demande ce que cache cet investissement.

Acte 1
La rupture

Mars 2009, Joseph Lindsey entre en scène. Il bouscule tout, dès son arrivée. Dans un article, il se moque de la manière dont s’est tenue une rénion publique et il publie un éditorial critiquant vertement la politique du… président Obama. La politique, telle que la conçoit l’aile droite des Républicains, fait irruption sur la scène locale.

Dans la communauté, cette brutalité a du mal à passer. Peter Boyer raconte dans le New Yorker: le réalisateur Richard Kroelhing est devenu si furieux à la lecture de cet éditorial qu’il pris sa plume pour écrire une lettre vengeresse; Leonora Burton, une commerçante du centre-ville, décida d’arrêter de vendre le journal dans son magasin; etc.

Et puis, des lecteurs note que l’information n’est plus totalement « désintéressée » qu’auparavant. L’animateur d’une campagne de charité sera particulièrement mis en valeur [photo de une en couleur, etc.]. Il se trouve, que —pur hasard— il s’agit d’Anthony Phillips, un Républicain proche de Roger Ailes, qui entend bien regagner le siège de maire de Cold Spring.

Acte 2
Le journal local est une arme de combat

L’un des changements essentiels de la ligne éditoriale portera sur l’information locale, traitée sur un mode —beaucoup— plus agressif. Roger Ailes —et donc son journal— va enfourcher l’un de ses chevaux de bataille favoris: le montant très élevé de l’impôt foncier [property taxes] dans le comté. Il le fera d’autant volontiers qu’une grande partie de cet impôt est affecté au système scolaire public. Or, Roger Ailes considère celui-ci comme peu efficace. Mais le journal ne se contentera pas d’attaquer sur le seul terrain politique, il publiera aussi les salaires [de 100.000  à 164.000 dollars par an selon les fonctions] des principaux responsables des établissements scolaires et le fera nominativement ! Ce mini scandale ne changera rien au vote du budget scolaire qui sera adopté, mais… une deuxième bataille se prépare, celle du zoning.

Un zoning, qui est un peu l’équivalent de nos Plans locaux d’urbanisme (PLU), avait été préparé par l’équipe municipale. Conservateur dans son principe général, au nom de la protection de l’environnement, il avait pour effet, s’il avait été adopté tel quel, de faire baisser la valeur de certaines petites propriétés. Pain béni pour Roger Ailes et son journal, qui menèrent bataille et réussirent à faire modifier le zoning initial.

Acte 3
La résistance s’organise: le Full Moon Project

À l’automne 2009, une réunion se tient dans la maison de Dar Williams. Se regroupent de personnes, qui considèrent que « la prise de contrôle par Roger Ailes de PCN&R représente un danger pour l’harmonie de la communauté et peut-être bien plus », écrit Peter Boyer. Les participants voient dans cette affaire une offensive le l’extrême droite. Décision est prise de lancer une contre offensive, baptisée Full Moon Project [Projet de pleine lune], qui aurait du déboucher sur la publication d’un journal concurrent du  PCN&R. Le problème est que si beaucoup de monde est prêt à écrire des commentaires ou des éditoriaux, parler de concerts, etc. personnes n’est prêt à mouiller sa chemise pour faire du journalisme de terrain.

Acte 4
La création d’un site alternatif: Philipstown.info

C’est ici qu’entre en scène Gordon Stewart. Il va secrètement construire Philipstown.info, investissant personnellement dans l’affaire 100.000 dollars. Pour en faire un vrai site d’information locale, il va recruter… la moitié de la rédaction de PCN&R. Il le lancera le 4 juillet 2009, le jour de la Fête d’indépendance des États Unis.

Il semble —sous réserve d’un inventaire plus complet— que les habitants du comté de Putnam soient les principaux gagnats de cette histoire: ils bénéficient d’une information de meilleure qualité, car même si le nouveau PCN&R est partisan, il a mis sur la place publique un certain nombre de problèmes réels qui concernaient la population, ce que n’aurait jamais fait le journal ancienne mouture. Le danger aurait été la main-mise de l’information au seul bénéfice d’un parti. Mais Philipstown. info a permis de parer à ce danger, et aujourd’hui les bénéficient aussi d’une source d’information alternative de qualité, puisque Gordon Stewart a voulu que son site soit réalisé par une rédaction professionnelle et expérimentée. Cela s’appelle les vertus de la concurrence, et en terme de presse, elles sont essentielles.

Pour aller plus loin

  1. Fox among the chickens [littéralement : Le renard dans le poulailler], de Peter J. Boyer, publié dans le New Yorker du 31 janvier 2011. Seul un résumé est disponible, pour lire le texte intégral il est nécessaire d’être abonné. C’est cet article qui m’a inspiré ce post.
  2. Why Does Roger Ailes Hate Americ, de Tom Junod, Esquire.
  3. A Fox Chief at the Pinnacle of Media and Politics, par David Carr et Tim Arango, New York Times [il faut être enregistré sur le site]
  4. A Deep Look Into Fox News Chief Roger Ailes, par John Hudson, The Altlantic Wire