Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, est né en 1533 en Périgord et est mort à 59 ans à Bordeaux en 1592. Je ne sais si un paysage est un état d’âme. Il se trouve que le Bordelais- Périgord est le reflet physique de l’âme de cet écrivain philosophe politicien que j’aime. Variété, rudesse et tempérance, Flaubert lui aussi goûtait cette façon d’aller à la plume.
Une vie bien remplie
Élevé au latin seul jusqu’à l’âge de six ans, Michel apprit le français avant six ans. Cette éducation toute en douceur et souplesse d’esprit lui rendit son père fort chéri et en fit un entregent fort habile durant les guerres de religion. Il aimait à lire les Anciens en langue d’origine et à les méditer en français de son temps. Il eut un ami, La Boétie, une épouse, Françoise, et six enfants dont seule une fille survécut. Il a été gentilhomme de la chambre de Charles VIII et Henri IV, a accueilli ce dernier chez lui et fut élu maire de Bordeaux. Sur le tard, Mademoiselle de Gournay fut comme sa fille, qui édita après sa mort son œuvre définitive.
Il se retire de la vie publique (provisoirement) à 38 ans pour étudier librement et avec sérénité les grandes œuvres du temps jadis dans sa ‘librairie’ du château. C’est là qu’il commence à rédiger des textes qu’il complètera et corrigera durant 22 ans, jusqu’à sa mort. Plutarque et ses hommes illustres, Sénèque et les sceptiques, César le politique et Bodin le juriste, les historiens Hérodote, Tite-Live et Tacite, les philosophes théologiens Aristote et Saint-Augustin. Il publie le premier et le second Livre des Essais en 1580, l’édition posthume dite ‘définitive’ en trois Livres date de 1595.
Croyant sans fanatisme ni défiance, curieux des coutumes étrangères et des gens, aimant la vie et le confort mais stoïque envers les maux qui lui viennent (la mort de son père, de son ami, de ses enfants, les guerres fratricides, le dogmatisme religieux, la pierre, la goutte et la gravelle), il multiplie les facettes d’une sagesse pleine de nuances. Il n’est détestable qu’aux yeux des intransigeants pour qui chacun ne peut avoir qu’une foi, une loi, un roi (on dira plus tard, mais c’est bien le même fanatisme : « Ein Völk, Ein Reich, Ein Führer ! »).
S’essayer à penser par soi-même
« C’est ici purement l’essai de mes facultés naturelles » (II 10), écrit Montaigne dans ces trois livres de 107 chapitres rassemblés sous le titre des « Essais ». Humble sur ses facultés, il pèse son savoir, son expérience et ses mots, d’où le titre de son recueil de pensées, qui vient du latin exagium ‘la pesée’. Il veut penser par lui-même et ne pas recopier les « bibles » que sont les Testaments, Évangiles et autres classiques Anciens. Tout n’est pas né tout armé des temps antiques, qu’il suffit de radoter pour faire le cuistre. « Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautés empruntées… » (Au lecteur). Il reste tant de compilateurs, de nos jours encore, qui se contentent de cela pour briller ! « Ce sont mes gestes que j’écris, c’est moi, c’est mon essence. Je tiens qu’il faut être prudent à estimer de soi, et pareillement consciencieux à en témoigner » (II 6). C’est avec Montaigne qu’est né l’humanisme, cette quête d’épanouissement de l’homme ici-bas, dans la quête incertaine d’une vérité qui ne vient pas toute révélée mais se construit pas à pas.
Le snobisme d’époque s’appelait érudition ; Montaigne n’y souscrit pas. Les anciens Grecs ont été introduits en Italie par les savants ayant fui Byzance conquise par les Turcs en 1453, puis redécouverts à la Renaissance contre l’Église qui ne jurait que par Aristote et saint Thomas. S’il se nourrit des classiques, ce n’est pas pour les répéter mais pour y prendre exemple. « Que sais-je ? » se demande-t-il – et c’est pour penser par lui-même. Il anticipe Descartes. « Quand j’écris, je me passe bien de la compagnie et de la souvenance des livres, de peur qu’ils n’interrompent ma forme » (III 5). Autour de lui font rage les guerres de religion, protestants qui veulent aller aux sources et lire le texte par eux-mêmes et catholiques arc boutés sur le dogme, la hiérarchie et la révérence politique à Rome. Elles donnent l’image même de la relativité des choses. Ne s’étripe-t-on pas pour le même Dieu ? Être maître de soi ne vaut-il pas mieux que singer un rite plutôt qu’un autre ?
Écrire est une auto-connaissance, ancêtre égotiste de la psychanalyse qui – ayant ses grands prêtres – a repris l’idée catholique de la confession pour mieux « surveiller et punir ». « Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n’étaient les miennes premières. Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait… » (II 18). La dialectique de la main et de l’outil, chère aux préhistoriens pour rendre compte de l’évolution humaine, explique aussi Montaigne. S’analyser soi, la plume à la main, vous précise et vous change. Le texte est prétexte, ce miroir réflexion. L’être tout d’impulsions et de passions apprend à s’assagir en prenant le temps de poser et de soupeser en esprit les causes et les conséquences. « J’écoute à mes rêveries parce que j’ai à les enrôler », dit joliment Montaigne (II 18) dans cette langue vive et fraîche du 16ème siècle. Nous dirions plus lourdement aujourd’hui ‘je prête attention à mes idées volages parce que je dois les consigner sur un registre’. « Nous pelotions nos déclinaisons », dit-il encore de la poésie latine, érotique si l’on creuse.
Pourquoi donc publier ? Ne suffit-il pas du journal « intime » ? Mais « ce qui me sert peut aussi par accident servir à un autre, » croit Montaigne (II 6). Mes réflexions personnelles, ces « essais » de pensée, ont pour « dessein de publique instruction » (II 18). Elles visent moins à se faire valoir soi qu’à donner l’exemple du penser par soi-même. C’est bien utile en un siècle où les dogmes religieux servent d’arguments massues ! A-t-on changé ? A lire certaines « polémiques » à la française, ou certains « commentaires » sur les blogs ou les journaux dits « citoyens » du net, on peut en douter.
Parler franc en langue de chasse
« Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche. Un parler succulent et nerveux, court et serré, plutôt difficile qu’ennuyeux ; éloigné d’affectation et d’artifice, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps [que chaque morceau y soit indépendant] ; non pédantesque, non fratresque [style sermon des moines], non plaideresque [style plaidoirie d’avocat], mais plutôt soldatesque… » (I 26) – nos précisions de langue moderne sont entre crochets [ ]. N’est-il pas imagé et direct, ce style « soldatesque » ?
Le soldat va de l’avant sans se préoccuper de la forme ; seul existe son but et les moyens les plus courts et les plus efficaces sont pour lui les meilleurs. Ainsi de l’écrivain. Montaigne trouve le style de « César et plus admirable et moins aisé à imiter. » (II 17) – mais tel est bien son idéal. « C’est la gaillardise de l’imagination qui élève et enfle les paroles… » (III 5). Gaillard est un mot gaulois qui signifie vigoureux et libre. Il a pris le sens de passion sexuée où l’on enlève le pucelage comme on enlève une forteresse, par assaut direct. La référence militaire sert une fois de plus à lier instincts, passions et raison vers le même but : la volonté de dire. Tout comme chez Descartes et Flaubert. Montaigne ne sépare pas l’étude de l’exercice : « Pour moi donc j’aime la vie et la cultive telle… » (III 13).
Les « Essais » de Montaigne sont un journal de méditation comme on remplit un tableau de chasse. « A même que mes rêveries se présentent, je les entasse : tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent à la file. Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire, ainsi détraqué qu’il est. » (II 10) « Détraqué » est terme de cheval, on le dit ainsi lorsque son allure perd le pas régulier. « J’aime l’allure poétique à sauts et gambades et vais au change [changement] indiscrètement et tumultuairement. » (III 9) « Aller au change » est un terme de fauconnerie, que Montaigne reprend, poursuivant ses métaphores soldatesques et chasseresses. Il écrit au débotté, plein d’ardeur et passion, mais se relit posément et se corrige soigneusement. Il vise le trait direct, mais aussi la précision.
Lisez donc Montaigne pour la santé !
En édition modernisée car il est inutile (sauf aux spécialistes et aux cuistres) de se fader le français vieux, propice aux contresens. Et puis allez, commentateurs, après Montaigne à vos claviers, penser par vous-même ! Mais je dis bien « penser ».
Méditez donc cette dernière parole de Montaigne : « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s’abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs » (III 8). Flaubert disait de la lecture qu’elle devait être comme la diététique : manger non par boulimie mais des mets choisis pour se fortifier et se garder sain.
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, 21.85€.