Comme si la concurrence n’était pas déjà assez impitoyable entre eux, les champions de la rime ont trouvé le moyen de sortir leurs albums en même temps, à la fin 2010. Alors pour certains rappeurs, la note est aujourd'hui salée. Les indépendants comme L.I.M, Ali ou Mac Tyer en ont fait les frais. Le rappeur marseillais, Soprano, avait pris une longueur d’avance en libérant sa Colombe en octobre. Et a reçu mi-janvier un disque de platine (plus de 100.000 exemplaires vendus).
Booba a fait de même en à peine deux mois avec sonLunatic publié fin novembre. Lui et Soprano sont restés au sommet des charts toutes musiques confondues deux semaines de suite.
Mais derrière, c'est triste mine. Suivent 113 qui récolte moitié moins avecUniverselsorti début décembre.
Et Rohff en petit dernier, qui peine à atteindre le disque d’or (50.000 exemplaires) avecLa Cuenta. Des mauvaises ventes pour lui, qui d’habitude engrange le quadruple.
Mais, pour expliquer ces chiffres médiocres, le rap se plaint de ne pas être soutenu par les médias de masse: radio, télévision et presse généraliste. Les responsables de label s’en lamentaient dans Le Parisien daté du 21 décembre.
Emmanuel de Buretel, PDG de Because, qui produit entre autres Booba, n’est pas dans les meilleures dispositions à son retour du Midem, le grand raout de l’industrie du disque à Cannes: «NRJ passe Kanye West et Jay-Z, mais refuse de passer du rap français, déplore-t-il à Libération. Pour les NRJ Music Awards, on avait proposé que Booba vienne remettre un prix, on s’est fait jeter.»
C’est pourtant NRJ qui a contribué au succès de Sexion d’Assaut (plus de 200.000 albums vendus en 2010) en les programmant sur son antenne et incluant Désolé sur sa compilation... avant de se rétracter fin septembre à la suite des propos homophobes tenus par son leader dans la presse spécialisée.
«A la télé, on me dit que le rap n’est pas assez festif»
Même les groupes rodés à la promotion, anciennement couverts de tous les honneurs comme 113, Victoire de la meilleur chanson en 2000 avec Tonton du Bled, peinent à se faire inviter sur les plateaux de télé. Chez Moteur, l'attachée de presse confirme : «A la télé, on me dit que ce n’est clairement pas envisageable. Le rap n’est pas assez festif. Seule Daniela Lumbroso a invité 113 pour La Fête de la chanson française sur France 2.»
Ce sont bien les seuls. Soprano, peut-être le plus lisse et consensuel de ce quarté de fin d’année (excepté Abd Al Malik, mais qui slame plus qu'il ne rappe), n’a eu droit qu’à un prime time sur France Télévisions. Et encore, il participait au concert pour les deux journalistes de France 3, otages en Afghanistan. Chez EMI, sa maison de disques, on essaie d’être philosophe en se disant qu’il y a moins de place pour la musique de toute façon sur les télés hertziennes : «Les rappeurs en sont les premières victimes, dit-on en interne, c’est aussi une question d’affinité musicale. Même s’ils vendent moins, les groupes pop rock français rebuteront moins. Les programmateurs ne sont pas très rassurés d’inviter des rappeurs en plateau, ils ont peur qu’ils ne s’expriment pas bien. Pour ça, ils ont déjà leur bon client, Abd Al Malik, et ça leur suffit. Ils ont peur aussi que leur musique soit segmentante.»
«Aujourd’hui, les jeunes écoutent de tout»
Que le rap ne concerne qu’une partie restreinte de la population, c’est l’argument qui fait bondir Emmanuel de Buretel : «C’est vraiment ne pas connaître les jeunes. Aujourd’hui, ils écoutent de tout, surfant très bien de Booba à Daft Punk en passant par du rock. Sur iTunes, concernant les ventes numériques, Booba coiffe toutes les stars de la chanson française.» De Buretel reconnaît que les rappeurs ne sont pas les seuls à subir cette censure sourde: «Il y a une reconnaissance internationale sur la musique électronique française, mais pas nationale.»
Signe des temps, les Victoires de la Musique seront, cette année, divisées en deux. Les musiques «spécialisées» comme le rap, l’electro, la world ou le rock recevront leur récompenses le 9 février sur France 4 et lors d’une cérémonie à part, enregistrée à Lille. Fini le temps où les rappeurs comme IAM, Sefyu ou La Fouine venaient déranger le ronron des Victoires : «C’est beaucoup plus difficile pour les artistes de la nouvelle génération, contrairement à IAM ou NTM, d’avoir l’exposition médiatique qu’ils méritent», résume le patron de Because.
La qualité des textes en cause
Une explication est peut-être aussi à chercher du côté de la qualité des textes et de l’originalité de la production musicale, pas toujours au rendez-vous. Soprano se contente de relayer l’énergie de sa génération sur des musiques electro pop (Crazy ouHiro), en pleurnichant des conversations de comptoir le reste du temps. Exilé lui aussi à Miami, Rohff recycle ses rimes puritaines agrémentées de refrains R&B pénibles. 113 fait mieux en invitant Benjamin Biolay pour un sombre Texas Hold Them et Amel Bent pour un conscient On pense à vous.
Booba est le plus talentueux, mais son cynisme dérange. DansLunatic, le rappeur bodybuildé propose beaucoup d'egotrips – morceaux à sa gloire – où il avoue raconter «de la de-mer», se vante «d’avoir plus de flow qu’une femme fontaine» ou vous vend «de la 0.9 (cocaïne pure, ndlr), de la pilule». Sur Jour de paye, il déclare sa flamme : «Cette année, je vais tout baiser sur la chatte à Rama Yade». Il alterne avec des raps souvent drôles et plein de bons sentiments : «J’aime la pluie quand elle commence à tomber car on ne voit plus tes larmes» (Ma Couleur), avant d’énoncer sa profession de foi : «Pas d’arrachage de sac, je ne m’attaque pas aux femelles» ou «J’ai été élevé par une lionne pas besoin d’un paternel». Mais il a au moins l’exigence d’expérimenter des styles comme ce rap bègue surJimmy deux fois.
Booba le moins boycotté
Booba demeure peut-être celui qui a le moins à se plaindre du boycott des médias généralistes. Résident à Miami, il a reporté l’invitation de Laurent Ruquier pour T’empêche tout le monde de dormir et sera le prochain invité de Nagui sur Taratata. Il a même eu les honneurs de Voici et de la couverture des Inrocks – où il a surtout dit des âneries, du style : «Aux Etats-Unis, les Sénégalais, les Africains savent qu’en France, c’est contrôle, contrôle. Aux Etats-Unis, ça n’existe pas.» En novembre 2010, à Los Angeles, un garçon menotté a pris une balle dans le dos, tirée par un policier. Un exemple parmi d'autres.