Elle-même, mieux que personne, savait parler de sa double culture et de son amour immodéré de l’Orient comme de l’Occident : « Au bout de ce voyage, nos chemins se rejoignent, et j’évoque, une fois encore, ces deux fleuves que nous avons tant aimés. Je repense à ces eaux, tellement pétries de sens, qui charrient aussi l’image de nos vies divergentes et complices, de nos vies dissemblables et accordées. Avec toi, je me glisse en cette terre d’Egypte, si stable et si continue, mais non dénuée de déchirures, d’où nous venons tous les deux. Avec toi je pénètre en cette ville de Paris, si fascinante et si rebelle, vers où nous portaient nos désirs. En leurs réalités, comme en leur mystère, l’une et l’autre, me semble-t-il, se sont gravées dans nos tempéraments faits à la fois de dissidences et de fortes retrouvailles, de différences et d’inusable harmonie. Ainsi va le corps à la poursuite de l’existence, de l’ailleurs et de l’autre, puis vers sa progressive dissolution. Ainsi “demeure” le cœur, fidèle à ses visages et à ses lieux privilégiés. Ainsi coulent le Nil et la Seine, lointains et proches. Ainsi s’écoulent nos vies, si diverses et si durablement reliées. »
Andrée Chedid avait 90 ans et souffrait depuis de longues années déjà de la maladie d’Alzheimer. Elle s’est éteinte le 6 février au soir à Paris, loin, si loin de son Caire natal qui lutte, lui aussi et à sa façon, pour la liberté.
Elle était romancière et poète, elle était très aimée de son époux, le professeur Louis-Antoine Chédid, de son fils, le chanteur Louis Chédid et de son petit-fils, Matthieu, dit « M », chanteur lui aussi et qui, en tournée depuis plusieurs mois, lui rendait chaque soir un hommage prémonitoire. Son spectacle intitulé « Mister Mystère » s’ouvrait en effet sur la voix de cette grand-mère étonnante, si jeune et si pleine d’entrain jusqu’à son dernier souffle.
C’est sur les rives du Nil qu’est née, le 20 mars 1920, Andrée Saab, dans une famille d’origine libanaise émigrée en Egypte dans les années 1860. Après une licence de lettres obtenue à l’université du Caire, elle s’installe d’abord au Liban avant de gagner Paris au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Parlant parfaitement l’anglais, le français et l’arabe, elle choisit de publier ses premiers poèmes en anglais avant d’adopter le français pour son premier roman, Le sommeil délivré, paru en 1952. Son œuvre tant romanesque que poétique est pensée comme un pont entre une vie intérieure riche et multiple et le monde qui l’entoure. Son style, à la fois sobre et lyrique, allie la couleur de d’un Orient passionnément aimé et presque idéalisé à un Occident choisi et apprécié. Celui-ci lui avait rendu un peu de cet amour : en portant à l’écran deux de ses livres majeurs : Le sixième jour en 1960 et L’Autre, en 1969. Elle avait par ailleurs été récompensée par l’Aigle d’or de la poésie en 1972 et par le Goncourt de la nouvelle en 1979 pour Le Corps et letemps