Si vous aviez à choisir un seul disque du guitariste américain Sonny Sharrock (un des nombreux oubliés de la musique jazz moderne), je vous conseillerais vivement de vous jeter sur celui-ci, car
de tous ses albums produits entre 1969 et 1991, "Ask The Ages", le dernier de sa discographie avant qu'il ne décède d'une crise cardiaque en 1994, reste le plus réussi. Pour dire vrai, je le
considère même comme un monument du genre. Un style jazz/rock plein de vie et de fougue superbement interprété par un quartet pleinement investi qui joue à la perfection des émotions transmises
par cette musique charmeuse et mélodieuse. En un mot, vous y trouverez toute la vitalité et l'énergie indispensables et nécessaires à l'élaboration d'un très grand disque. Ajoutez à cela les
individualités artistiques et musicales de chacun des musiciens (Pharoah Sanders au sax ténor et soprano, Elvin Jones à la batterie, Charnett
Moffett à la contrebasse), et lors de l'écoute vous comprendrez vite que cette union fraternelle et symbiotique fait merveille.
Sharrock est un musicien purement autodidacte qui commença la musique assez tardivement. Il n'apprit jamais à la lire et ne la travailla qu'à l'oreille, ce qui lui permit
sans doute d'offrir une vision différente des possibilités offertes par son instrument de coeur (à l'origine il souhaitait jouer du sax mais son asthme chronique lui en interdit l'accès).
L'élément déclencheur et la prise de conscience de ce que représentait la musique pour lui interviendra lorsqu'il écouta du jazz pour la première fois, en 1959, par l'intermédiaire de Miles Davis
et de son album mythique "Kind Of Blue" (ce ne sera d'ailleurs pas le seul à succomber aux charmes d'un tel chef-d'oeuvre). Auparavant il s'était essayé à différents arts tels que la peinture, la
sculpture ou l'écriture, mais n'était jamais parvenu à se satisfaire de ses compétences qu'il jugeait lui-même médiocres et sans intérêt. Puis Miles est passé par là, et Sonny décida finalement
de s'acheter sa première guitare en 1960 (il est alors âgé de 20 ans). Il s'efforce alors modestement de reprendre quelques-uns des thèmes les plus connus du jazz avant d'en conclure rapidement
que tout cela ne le mènerait à rien et qu'il ne parviendrait de toute façon jamais à atteindre le niveau et l'exigence réservés à certaines de ces compositions. C'est ainsi qu'il développera un
jeu totalement atypique et très singulier que beaucoup de musiciens, surement trop marqués par des années de conservatoire intensif, ne seraient jamais parvenu à obtenir de manière aussi
naturelle. Un rapide passage de 5 mois à la Berklee School Of Music pour parfaire ses connaissances en matière de composition, quelques cours enseignés en 1965 par le claviériste
et chef d'orchestre de Sun Ra, puis en 1967 il fait ses premières armes auprès de musiciens de la scène avant-gardiste du jazz (Pharoah Sanders, Wayne Shorter, Miles Davis sur l'album "Jack Johnson", ou le pianiste Dave Burr).
Son empreinte sur ce disque est forte et chargée de lyrisme. Plusieurs titres ne sont construits qu'autour d'un thème répété plusieurs fois et simplement sublimé par les prises de paroles
improvisées des différents musiciens ("Who Does She Hope To Be", "Once Upon A Time"). Leurs improvisations ne sont pas trop maniérées (techniquement parlant) et collent parfaitement à cette
ambiance éthérée, presque divine. Seul Sonny Sharrock joue électrique, souvent harmonisé par Pharoah qui le suit à distance, avant de se lancer dans des solos hypers saturés à faire rougir les
amateurs de rock lourd et puissant ("Little Rock"- "Promises Kept" sur lequel Sanders pousse l'un de ses plus beau cris, "Many Mansions"). Je pourrai aussi vous parler de la qualité du bassiste
que je ne connaissais pas mais qui mérite que je m'intéresse de plus près à son oeuvre tant ses rythmiques et son soutien parlent beau et rond. Pour les amateurs de jazz, Elvin Jones n'est plus à
présenter et signe là quelques solos majestueux ("Promises Kept", "As We Used To Sing").
"Ask The Ages" s'adressera très facilement à un public bien plus large que les seuls amateurs de jazz et permettra à beaucoup de passionnés de rock progressif (ou non) de se faire un avis sur les
qualités de ce guitariste totalement abandonné mais qui signa, ne serait-ce qu'avec ce disque, l'un des plus beaux moments de musique des années 90 (et dieu sait qu'en matière de jazz ils me
semblent rares durant cette période). A bon entendeur.