Voilà un peu plus d’un mois qu’un premier billet sur les prix littéraires attend la suite promise. Entre-temps, qui l’aurait cru ?, il y a eu la chute de Ben Ali en Tunisie . Pour l’heure, il faut bien reconnaître qu’il ne s’agit pas – encore ? – d’une révolution, en tout cas au sens du dictionnaire (« renversement soudain du régime politique d’une nation, du gouvernement d’un Etat, par un mouvement populaire, le plus souvent sans respect des formes légales et entraînant une transformation profonde des institutions, de la société et parfois des valeurs fondamentales de la civilisation »).
Véritable « parrain » de la mafia des prix littéraires, Gaber Asfour a donc accepté de figurer comme ministre de la Culture au sein d’un gouvernement qui ne semble pas avoir beaucoup d’avenir dans une Egypte où l’on manifeste pour que Moubarak connaisse le sort de son homologue tunisien « réfugié » à Jeddah (on souhaiterait d’ailleurs avoir plus de précisions sur les conditions de son séjour, sans doute meilleures que celles de bien d’autres étrangers invités au Royaume). Nombre d’articles ont paru dans la presse arabe pour dénoncer ce que l’intelligentsia a perçu comme l’ultime trahison d’un universitaire longtemps considéré « à gauche » ou pour le moins « libéral »…
On aurait pu revenir dans ces chroniques sur la trajectoire de Gaber Asfour. Les condamnations souvent trop tardives qui ont accompagné son ultime trahison, en disent long sur l’état d’esprit des anciennes (?) élites, dites « intellectuelles ». Mais à l’image de la presse arabe qui a, peu ou prou, mis en veilleuse ses pages culturelles – et c’est déjà un signe de l’importance de ce qui se passe aujourd’hui – on reparlera de Gaber Asfour et consorts un peu plus tard, quand il ne se passera pas autant d’événements autrement plus importants. Et puis aussi, et il faut le rappeler tant nous sommes tous fascinés par son spectacle, parce que la lutte des peuples arabes pour davantage de dignité – on reviendra sur ces mots – ce ne sont pas que des images, mais des morts bien trop réelles. Dans un blog régulièrement mentionné ici, Ten Swedenburg évoque ainsi la mort, place Tahrir, d’Ahmed Bassiouny, électro-musicien de la scène cairote. Il avait 31 ans, et n’aura donc jamais connu d’autre président que le successeur de Sadate… Voilà un visage, parmi bien d’autres, de ce qu’on nomme dans notre culture les martyrs (shuhadâ en arabe) de l’histoire (beau texte, autour de ce mot, par Mona Cholet) .
La « lutte des peuples arabes…
Il y a quelques semaines encore, il fallait presque s’excuser, y compris lors de rencontres entre professionnels de la recherche, d’évoquer quelque chose comme le « monde arabe ». La plus ou moins fantasmée « contagion démocratique » – quelle aimable expression pour ceux auxquels elle s’adresse ! – nous renvoie fort heureusement quelques années en arrière, avant l’invention d’un très extraordinaire « monde musulman », sans doute aussi facile à analyser et à comprendre que le « monde chrétien » !!! Le monde arabe existe – les « mondes arabes » aussi d’ailleurs – et on pourrait dire qu’il a même une voix, celle d’al-Jazeera ! Il ne s’agit pas de chanter les louanges d’une chaîne, ni pire ni meilleure que bien d’autres (quand bien même on lui cherche des poux dans la tête des fois qu’elle serait crypto-islamiste, on en revient toujours là !) ; on se limitera juste à constater que, « du Golfe à l’Océan » comme le voulait le slogan de naguère, toute une « nation » est à l’écoute de la nouvelle « Voix des Arabes » (le nom de la radio au temps de Nasser dans les années 1960).
… pour leur dignité.
En Tunisie comme en Egypte, à l’origine de l’exaspération des populations à l’encontre de prétendus représentants politiques auxquels seules quelques chancelleries étrangères font semblant d’accorder un semblant de légitimité, il y a un sentiment d’injustice d’autant plus insupportable que celle-ci prend le visage de forces « de l’ordre » capables de pousser au suicide un petit vendeur à la sauvette du Sud tunisien quand elles ne tuent pas, à la porte d’un café internet, un jeune blogueur alexandrin coupable de dénoncer leurs petits trafics. Pas de fanatisme là-dedans. Rien que le désir d’échapper à une injustice. Mais une injustice, et c’est important, désormais vécue en plus si on ose l’écrire comme une humiliation intolérable. Intolérable parce que les Arabes de jadis, ces « indigènes fatalistes » si chers à l’imaginaire colonial et à ses mektoub, ont disparu – s’ils ont jamais existé. Au temps d’internet, de Twitter et de Facebook, la jeunesse arabe – la moitié de la population arabe se tient sous la barre des moins de 25 ans – ne peut plus davantage être soumise, pour la plus grande tranquillité des « grandes puissances » qui les soutiennent, aux caprices humiliants de dictateurs archaïques qui n’ont même plus assez de clairvoyance pour s’assurer à eux-mêmes une fin tranquille…
Quelle que soit l’issue des événements de ce début d’année 2011, le « monde arabe » a pris, au regard de la planète tout entière et singulièrement par rapport aux pays qui lui sont géographiquement les plus proches, au sud de l’Europe par exemple, un autre visage. Après des années de matraquage des mêmes lamentables clichés où la malsaine fascination pour un exotisme de pacotille ne disparaît que pour céder la place aux exhortations imbéciles à se méfier de la menace d’un islam totalitaire, les images de Tunis et du Caire montrent enfin autre chose. Elles montrent des hommes et des femmes, à la fois proches et différents de leurs semblables partout dans le monde, des peuples qui se battent. Les Arabes vivent-ils une vraie « révolution » se demande ainsi un historien de la Révolution française ? On se moque bien de sa réponse, mais on apprécie que la question soit désormais posée !
Mais surtout, et quelle que soit l’issue des événements de ce début d’année 2011, le « monde arabe » aura pris, à ses propres yeux, un nouveau visage. Avec ce qui se déroule en Tunisie et en Egypte, le « malheur arabe » qu’évoquait si amèrement il y a si peu encore Samir Kassir n’est plus, nécessairement, une fatalité.
Dans l’esprit de ce billet, mais sans doute mieux dit et surtout par quelqu’un aujourd’hui à la tête de la Haute commission pour la réforme politique dans son pays, il faut lire ce texte, intitulé De la révolution en Tunisie, publié sur son blog par le juriste Yadh ben Achour.