Interview et Traces d’Amos Gitaï au Palais de Tokyo

Par Mickabenda @judaicine

Amos Gitaï s’empare du Chantier, sous -sol immense du Palais de Tokyo, espace brut où résonne encore l’âme des objets spoliés aux juifs pendant la guerre et stockés en ce lieu par les nazis.

Par Bérénice Clerc

Vaste installation,Traces de vie, Traces de sons, Traces de films nous offrent un espace violent et riche de ce qu’il ne faudra jamais cesser de transmettre même après la disparition des derniers témoins directs de la Shoah. Cette transmission comme le dit Aharon Appelfeld ne peut se faire désormais qu’à travers l’art, l’écrit, le cinéma, la peinture.

Du 5 février au 10 Avril l’installation Traces d’Amos Gitaï ouvre ses portes.

Il a accepté de répondre à quelques questions au sujet de son travail et de cette installation.
Amos Gitaï commence sa vie d’adulte par des études d’architecture sur les traces de son père, la guerre de Kippour l’oblige à interrompre ses études.
L’idée lui vint d’utiliser une petite caméra super 8 pour filmer ses missions en hélicoptère.
40 films plus tard ce cinéaste à l’œuvre extraordinaire questionne le personnel, l’individuel, la petite histoire au regard du collectif, de la société et de la grande Histoire.
Il investit la base sous marine de Bordeaux en 2010 et présente une première version de Traces.
Il prépare actuellement un film sur la vie de son père Munio Weinraub Gitaï architecte issu du Bahaus et victime de la guerre.
En France la question de la seconde guerre mondiale, la culpabilité, les crimes, le régime de Vichy, la collaboration, les camps, restent des sujets hantés par des fantômes plus ou moins lourds à porter par les épaules des enfants, petits enfants ou arrière petits enfants des Hommes de l’époque.
L’installation Traces s’offre comme une psychanalyse collective, le cinéma sensible touche les nerfs encore à vif.
Pour transmettre encore et toujours une partie violente de l’histoire, si loin, si proche.
Une porte s’ouvre au Palais de Tokyo comme une porte sur notre passé, une trace inscrite malgré nous dans notre cerveau. Des bruits, des cris, un escalier à descendre comme la descente aux enfers historiques, personnels ou collectifs. Le noir, le froid, le sol inégal sous nos pieds, une promenade visuelle remplie l’espace mural. Nous sommes entourés par des grillages, des barrières comme enfermés dans notre propre film. C’est maintenant à nous de jouer, de recevoir les bruits, les sons, les images et de faire notre propre montage, notre propre film. Amos Gitaï fait travailler le spectateur, il le laisse recomposer en lui un film qui ne sera jamais le même selon son l’histoire, sa vision, son expérience émotionnelle.
L’atmosphère est puissante et mystérieuse, les échos de l’histoire résonnent, une sorte de peur nous saisit, celle de voir revenir la xénophobie, l’antisémitisme.
Images et sons juxtaposés, une foule scandant « Mussolini » lors de la campagne de la petite fille du duce, silence d’une vidéo tournée à Auschwitz, convulsions du Proche Orient, valse tendre d’un vieux couple à la veille de son arrestation, sublime et troublante chorégraphie de Pina Bausch, images inédites de son prochain film sur son père (« Lullaby for my father »), son procès en Allemand, un tabouret vide, les larmes de Nathalie Portman dans Free Zone, autant de ponts entre Israël, Paris, l’Europe, le Monde, l’Histoire et nous.
Amos Gitaï est un immense art

iste, il fait le noble choix de la transmission, allez à la rencontre de son installation, laissez votre trace au Palais de Tokyo jusqu’au10 Avril.

Comment l’idée de cette installation vous est-elle venue ?
L’idée m’est arrivée au départ pour l’exposition que j’ai faite à Bordeaux dans la base pour sous marin allemand, qui ne vit jamais le jour alors qu’il devait attaquer l’Amérique.
J’ai envie de continuer ce duel avec L’architecture Nazie, autoritaire. Comme la base du sous marin, Le Trocadéro est un lieu adoré par Hitler qui lorsqu’il occupa la France fit toutes ses photos devant le Trocadéro.
Si je fais un projet dans ce sens il faut dialoguer avec cette architecture. L’art peut faire un travail subversif au contexte général. Ce lieu me donne déjà le contexte.
Qu’interrogez-vous avec Traces ?
Je n’interroge non pas strictement l’Histoire Française mais l’Histoire Européenne.
Je suis en train de tourner l’histoire de mon père, un long métrage à priori chronologique sur son parcours.
Je prends comme fil conducteur le parcours de mon père, né il y a 100 ans, architecte admit ensuite dans le Bahaus par Kandinsky. Il passe en Allemagne la fin des années 20, le début de l’année 30 dans une grande joie artistique.
Mais avec l’arrivée au pouvoir des nazis, la première école fermée fut le Bahaus.
L’extrait montré ici illustre son procès à Francfort, il était accusé de trahison contre le peuple Allemand, une accusation complètement pompeuse parce qu’il avait distribué des tracts.
Après ce procès et des tortures multiples, l’exil, on peut le dire aujourd’hui, fût son salut.
Mon père est une absence dans ce film, une chaise vide. Je ne voulaiser, il est mort il y a quarante ans, j’ai oublié la couleur de sa voix, je ne veux pas faussement l’humaniser.
Je ne veux pas dire de choses trop généralisées, je me sers du parcours de mon père pour dire des choses précises vis à vis de lui, vis à vis de l’architecture, de ce qu’on ne voit plus beaucoup aujourd’hui mais qui pose des questions contemporaines.
Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des cellules dormantes aux tendances néo fascistes et xénophobes en Europe et même dans le monde aujourd’hui.
Aucune société n’est immunisée.
Comment votre héritage s’inclut dans ce lieu où les biens spoliés aux juifs furent stockés?
Je suis vraiment très content de l’invitation du Palais de Tokyo car la Friche est une sorte de ruine de ces politiques autoritaires. Elle garde ce coté un peu brut.
Je trouve qu’il y a presque trop d’espace muséal aujourd’hui, très propre, très chic, très élégant. Parfois nous avons besoin de cette sorte de lieu très ouvert.
Avez-vous envisagé cette installation comme la réalisation d’un film ?
J’aime garder une sorte de rapport interactif avec le spectateur. Il devient un interprète. Je lui « balance » des séries de fragments et chacun fait son propre montage en lui. En même temps cela compose une promenade visuelle mais aussi sonore.

Sous forme d’installations vos films disent-ils autre chose qu’en salle ?
Oui c’est l’essence même du montage, normalement il met les choses en contexte, on peut varier les contextes. Pour moi c’est intéressant de montrer une option qui n’existe pas dans les montages habituels. Laisser les spectateurs faire leur propre montage, associer l’image dans l’ordre de leur choix et donner des significations variées.
Le cinéma comme la musique sont des arts linéaires, il y a un début, un milieu, une fin, on peut zapper, mais il y a un ordre donné.
Une installation, l’art plastique, la peinture changent cette linéarité, cette progression, c’est ce qui m’intéresse.

Pourquoi ce film à ce moment de votre vie, de votre carrière ?
Je suis architecte de formation, je n’ai pas fait d‘école de cinéma, je fais les films qui m’intéressent.
En ce moment le contexte est tellement confus, j’accroche le parcours de mon père, après avoir édité chez Gallimard les lettres de ma mère.
Cela m’aide d’avoir un rapport très concret à la réalité. L’art en général doit dire quelque chose, ce n’est pas strictement un exercice formel, il faut chaque fois chercher une autre façon de créer, de transmettre.

http://www.palaisdetokyo.com
Palais de Tokyo : 13 avenue du Président Wilson, Paris 16è, M° Iéna. 01 47 20 00 29.

Interview réalisée par Bérénice Clerc

Avec la complicité du site toutelaculture.com