Parfois, on a du mal à comprendre la logique des organisateurs du festival de Cannes, qui sélectionnent dans la prestigieuse sélection compétitives des films inaboutis ou mineurs et jettent, dans “l’anonymat” de la section parallèle “Un certain regard”, de véritables pépites cinématographiques.
Ce fut le cas, l’an passé de l’excellent Carancho de Pablo Trapero, un drame construit comme un thriller haletant, qui confirme que le cinéaste argentin a désormais acquis une indéniable maîtrise de la narration et du langage cinématographique et surtout, qu’il a trouvé sa voie. Dans ses films amples et généreux, capable de toucher aussi bien les cinéphiles amateurs d’art & essai que le grand public, il utilise une fiction joliment architecturée, axée sur des personnages profondément humains, pour traiter de sujets de société importants.
Dans Leonera, il traitait du sujet délicat des détenues qui accouchent en prison, et y élèvent leur enfant jusqu’à l’âge limite imposé par la loi ; dans El Bonaerense, il parlait de la corruption policière ; dans Mundo grua, il traitait de la condition ouvrière ; et dans Nacido y criado, il décrivait le calvaire d’un homme dévasté par la mort de son enfant.
A chaque fois, il décrit le combat existentiel de ses personnages, perdus dans des situations trop complexes pour eux, un peu comme des héros de film noir. Carancho, flirte d’ailleurs beaucoup avec le film de genre, usant de ses codes habituels, utilisant les mêmes ficelles pour créer un climat de tension croissant, au fil des minutes…
L’intrigue suit les destins croisés de deux protagonistes dans une Buenos Aires nocturne, sombre et corrompue :
Luján est une jeune urgentiste qui accumule les heures de travail. Pour tenir le choc et supporter les horreurs observées quotidiennement, elle se shoote régulièrement aux médicaments, qu’elle dérobe dans la pharmacie de l’hôpital où elle travaille.
Sosa, lui, travaille pour un cabinet d’avocats spécialisé dans les accidents de la circulation – un fléau national en Argentine, première cause de mortalité dans le pays. Son rôle? Agir comme un “carancho” (1), un vautour, en rôdant dans les rues en quête d’un accident et de potentiels clients qui, sous le choc, signent des contrats qui ne leur sont pas avantageux. Le cabinet récupère en effet une large part des allocations dues aux victimes et à leur famille et cet argent alimente les caisses d’une organisation mafieuse et de policiers corrompus. Sosa est aussi amené à recruter des personnes défavorisées pour monter des accidents de toutes pièces et escroquer les assurances.
Luján et Sosa sont appelés à se rencontrer, fatalement…
Leur histoire d’amour commence dans la rue, une nuit. Elle essaye de sauver la vie d’un homme, il essaye d’en faire son client…
Evidemment, la relation qui se noue entre ces deux personnages paumés fait naître en eux un besoin d’apaisement, de fuite loin de cet univers glauque à peine éclairé par les gyrophares des ambulances ou les néons blancs et froids des blocs opératoires, loin du sang, des tripes et des os brisés, loin de la corruption et de la dépendance, loin des mensonges et des escroqueries… Ils entament une dangereuse quête de rédemption, dernière chance pour eux de changer de vie…
Pablo Trapero donne de l’ampleur à cette histoire en soignant son atmosphère, totalement crépusculaire, et en usant de toute la palette technique offerte par le cinéma : magnifiques plans-séquences suivant les personnages ou décrivant l’action – notamment les accidents de voiture, source de travail pour Sosa et Luján, plans larges dans lesquels les personnages semblent perdus, plans serrés pour filmer l’amour naissant entre les (anti-)héros ou pour les suivre au plus près, montage nerveux mais qui laisse aux acteurs le temps de s’exprimer.
Et comme Luján et Sosa ne sont pas joués par n’importe qui, le film touche au sublime.
Elle, c’est Martina Gusman, qui confirme, après Leonera, l’étendue de ses qualités d’actrice dans ce rôle de femme médecin solitaire et au bout du rouleau.
Lui, c’est Ricardo Darin, probablement le meilleur acteur argentin. Il est une fois de plus excellent dans son registre de prédilection : ni enfant de choeur, ni salaud intégral, juste un pauvre type qui essaie de survivre dans un système pourri…
Leur couple fonctionne à la perfection et on s’attache rapidement à ces deux personnages complexes, ambigus et faillibles, terriblement humains en somme…
Comme Dans ses yeux, film argentin ayant glané l’oscar du meilleur film étranger l’an passé, Carancho est susceptible de toucher un large public. Il ne dispose pas, hélas, du même soutien promotionnel alors qu’il est supérieur, sur bien des plans, au film de Juan José Campanella.
Alors nous clamons haut et fort que Carancho est un film admirable, qui mérite absolument d’être découvert.
Fort d’un scénario brillant qui mêle habilement réalisme quasi-documentaire et quintessence du film noir, d’une mise en scène époustouflante qui trouve son apogée dans la dernière partie du récit et un final à couper le souffle, et des prestations magistrales de ses deux acteurs, le film de Pablo Trapero constitue, à n’en pas douter, de l’un des chocs cinématographiques de ce début d’année.
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Carancho
Carancho
Réalisateur : Pablo Trapero
Avec : Ricardo Darin, Martina Gusman, Carlos Weber, Jose Luis Arias, Fabio Ronzano, Loren Acuña
Origine : Argentine
Genre : diamant noir
Durée : 1h47
Date de sortie France : 02/02/2011
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Télérama
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