Badiou rouvre le « cas » Wagner (II)

Publié le 06 février 2011 par Les Lettres Françaises

Edito

Badiou rouvre le « cas » Wagner (II)

par Jean Ristat

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Richard Wagner

Il y a depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours une construction du cas Wagner que Badiou va démonter (déconstruire), après en avoir exposé les principaux éléments. Il en retient quatre : le rôle du mythe, de la technologie, de la totalisation et de la synthèse. Doit-on considérer que l’entreprise wagnérienne est tributaire des mythes (chrétiens ou païens) ? Pour Badiou, la mise en scène Boulez-Chéreau-Regnault à Bayreuth de la Tétralogie montre que nous ne sommes pas obligés de consi­dérer le recours aux mythes comme un trait essentiel du travail de Wagner. Il n’y a « rien d’organique entre l’art de Wagner et les éléments mythologiques qu’on rencontre indiscutablement » dans son œuvre. Le second élément concerne la technologie développée par Wagner, à savoir la construction d’un théâtre nouveau (Bay­reuth), le recours au plus grand nombre possible de musiciens et de chanteurs. Les détracteurs de Wagner, par exemple Lacoue-Labarthe reprenant Nietzsche, dénoncent cette « amplification des techniques musicales » mise entièrement au service de l’effet produit – ainsi, toujours selon Lacoue-Labarthe, « la vérité est que venait de voir le jour, par la musique (par la technique) le premier art de masse ». L’idée vient également de Nietzsche : « Le déclin de la musique occidentale a commencé avec l’ouver­ture du Don Giovanni de Mozart. » Le but recherché est un effet de terreur et de sacré. Don Giovanni conduit donc à Wagner une production technologique d’effets. Le troisième élément dénonce le caractère systématique de l’oeuvre de Wagner vou­lant réaliser « l’oeuvre d’art totale ». Lacoue -Labarthe auquel Badiou se confronte, on l’a compris, considère par conséquent que « l’oeuvre de Wagner a légué à sa postérité une tâche aussi impossible que celle qu’en philosophie la pensée de l’idéalisme allemand (Hegel) a elle-même léguée à ses grands successeurs : poursuivre ce qui est achevé ». Existe-t-il une clôture wagné­rienne de l’opéra, se demande Badiou ? Et si oui, pour quelles raisons ? Enfin le quatrième élément qui constituerait le cas Wagner, le rôle de l’unification, met en jeu l’un des fondements, dit-on, de la musique wagnérienne : la mélodie infinie. La mu­sique de Wagner serait bloquée par la saturation, autrement dit par trop de musique. Ainsi il n’y aurait plus d’espace de jeu entre parole et musique, donc plus de théâtralité. Il n’y aurait donc pas de complexité musicale mais une unité extérieure due aux paramètres mythologiques auxquels les fameux leitmotivs (par exemple celui de l’épée) ne feraient qu’obéir. Ainsi dans sa première leçon, Badiou peut-il avancer en guise de conclusion :« Cette construction d’une figure mythologique, technologique et totalisatrice de Wagner, chez qui la musique effectue une synthèse des impératifs mythologiques , a été créée en fonction d’un idéal préexistant propre à Lacoue-Labarthe, un idéal hölderlinien de sobriété. » Wagner ainsi défini n’est que l’adversaire lui permet­tant d’affirmer ce que doit être l’art contemporain : le grand art aujourd’hui n’est plus possible. « La sobriété implique une sorte d’appauvrissement, une humilité de l’ambition artistique, qu’accompagne une volonté de détotalisation. » Les frontières entre art et non-art sont difficiles à repérer au sens où il n’existe plus aucun critère permettant de distinguer entre les deux qui soit par soi-même fiable. Quant au poème, son essence « consistera à se rendre lui-même impur et à devenir prose, plutôt qu’à aspirer à être le pur ou le grand poème ». L’art doit viser à l’absence d’effets et, dit Badiou, résumant Lacoue-Labarthe, « à produire un divorce entre l’artiste comme sujet et le public comme sujet présumé ».

On comprend donc dans ces conditions que Wagner occupe une place aussi négative dans le débat sur l’esthétique. Il est présenté comme celui qui clôture l’histoire de l’art, et, en même temps, l’ouvre comme « art de masse du futur ». Il est le premier grand artiste du kitch des empires déclinants, et c’est en ce sens, d’ailleurs, qu’il est proto-fasciste.

Le travail de Lacoue-Labarthe dans Musica ficta intéresse par­ticulièrement Badiou dans la mesure où il souligne le rôle critique important joué par la musique dans les formations idéologiques contemporaines. La musicolâtrie a pris le relais de l’idolâtrie, écrit Lacoue-Labarthe. La musique a pris le pas, affirme-t-il, sur tout autre forme d’art, y compris les arts de l’image. Cette remarque n’est pas fausse et va à l’encontre de l’opinion reçue selon laquelle nous vivons dans un monde des images. Nous savons tous, explique Badiou, que depuis les années 1960 la musique « est devenue à échelle de masse un symbole d’identité pour la jeune génération ». Il est vrai également que la musique est « l’un des acteurs principaux de la circulation du capital ». Elle a aussi un rôle social important : par exemple les raves parties. Enfin, elle a éliminé ce qu’il appelle « l’esthétique de la distinction ». Il entend par distinction une esthétique qui met des frontières entre l’art et le non-art. Or, aujourd’hui, on parle de musiques au pluriel : classiques , rock, techno, jazz… Enfin, il souligne que « la musique a également puissamment contribué à un certain historicisme muséographique » : les recherches par exemple concernant la musique baroque afin de la restaurer et nous la donner à entendre telle qu’elle était à l’époque où elle est née…

Mais Wagner ? Est-il responsable de tout cela ? Il est clair que l’intérêt du travail de Badiou tient non seulement à sa rigoureuse capacité d’analyse philosophique mais aussi à sa qualité, si j’ose dire, de mélomane. Lorsqu’il parle des opéras de Wagner il ne part pas d’un quelconque présupposé philosophique pour aller vers l’oeuvre : il traite aussi d’une passion musicale, qui était d’ailleurs celle de sa mère : « Aussi loin que je remonte, les opéras de Wagner font partie de mon existence. » Ce point n’est pas anecdotique, il donne à ces leçons une force d’argumentation particulière qui prend appui et se développe à partir d’une connaissance parfaite des livrets et des partitions de Wagner. J’essaierai d’en donner une idée à mon lecteur en abordant les autres leçons consacrées à Adorno et à l’analyse de quelques opéras dont Parsifal. Leçons qui, au fur et à mesure de leur progression, vont nous conduire à une question politique, celle de la cérémonie.

À suivre.

Cinq Leçons sur le « cas » Wagner, d’Alain Badiou, Éditions Nous, 172 pages, 22 euros.

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