L’épouvantail que les pouvoirs en place agitaient dans le monde occidental de la Guerre froide était celui du communisme. Toute dissidence était ramenée à l’aune de cette menace, comme elle est ramenée aujourd’hui, en Afrique du Nord, à celle de l’islamisme.
L’islamisme est l’épouvantail dont se servent les autocrates méditerranéens pour justifier l’ajournement des réformes démocratiques. Hosni Moubarak répète: «C’est ou moi ou les barbus!», slogan infatigablement servi quoique fassent les islamistes. Bien avant la naissance d’Al-Qaida, quand, en 1984, les Frères musulmans ont décidé de participer aux élections parlementaires, ils ont eu à subir le soupçon paradoxal de vouloir «prendre le pouvoir par les urnes» et se sont vu réprimer à hauteur de leurs succès électoraux. Leurs 20% aux élections de 2005 leur ont valu l’interdiction d’exister comme parti religieux, ukase qu’ils ont tourné en formant des listes «indépendantes».
Avant l’islamisme, dans les années 1950-1970, l’épouvantail était le communisme. Il existait bel et bien un agenda moscovite de conquête de positions dans la sphère occidentale, dans les pays dits «non alignés» et dans le «tiers monde». Mais l’interprétation de ce projet était à bien plaire et les Etats-Unis en avaient une vue extensible.
En 1953, ils avaient renversé le premier ministre iranien Mossadegh, soupçonné, parce qu’il avait nationalisé le pétrole, de vouloir faire entrer l’Iran dans la zone d’influence de l’URSS. En 1954, ils s’étaient débarrassés du président guatémaltèque Jacobo Arbenz, accusé de menées communistes dès lors qu’il avait touché aux intérêts de la United Fruits américaine. En démissionnant, le 27 juin, Arbenz devait déclarer: «Ils ont utilisé le prétexte de l’anticommunisme. La vérité est très différente. Elle se trouve dans les intérêts financiers de la compagnie fruitière et des autres monopoles américains qui ont investi d’importantes sommes d’argent en Amérique latine et qui craignent que l’exemple du Guatemala soit suivi par d’autres pays latins. J’ai pris en charge la présidence avec une grande foi envers le système démocratique, la liberté et la possibilité d’atteindre l’indépendance économique du Guatemala. Je continue de croire que ce programme est juste…»
Le soutien américain aux dictatures latino-américaines et asiatiques, le remplacement dans le sang de Salvador Allende par Augusto Pinochet au Chili, en 1973, étaient couverts par une casuistique selon laquelle les atteintes aux intérêts économiques américains étaient des opérations communistes. Le malaise suscité par les douteux alliés de l’Amérique était apaisé par cette inoubliable formule: «Oui, ce sont des salauds, mais ce sont nos salauds.»
Qui soutient aujourd’hui les démocrates égyptiens ? Qui s’empresse à leur secours, au lieu de paniquer devant l’épouvantail islamiste ? Une lutte de légitimité s’annonce, difficile et peut-être longue. Quelle commence, franchement, ouvertement et sans peur.
Source : Joëlle Kunz, pour Le Temps (quotidien suisse)