S'il est un homme susceptible d'incarner au regard de l'Histoire la première moitié du XVIème siècle, c'est assurément l'empereur Charles-Quint. Né en 1500, Charles est le fruit d'une hérédité prestigieuse. Par son grand-père paternel, l'empereur Maximilien 1er d'Autriche, il descend des Habsbourg. Par sa grand-mère, Marie, qui épousa Maximilien en 1477 , il descend de ce riche et turbulent duché de Bourgogne qui fut longtemps une épine dans le talon du royaume de France.Par sa mère, enfin, Jeanne de Castille, dite Jeanne la folle, qui épousa Philippe le beau, fils de Maximilien, en 1496, il est aussi l'héritier des rois catholiques d'Espagne, Isabelle de Castille et Ferdinand II d'Aragon.
Né à Gand en 1500, mort au monastère de Yuste en 1558, Charles-Quint fut en effet l'acteur ou le témoin de nombre d'évènements considérables qui marquèrent son époque : les incessantes guerres d'Italie, la conquête du Mexique, la naissance et la propagation du luthéranisme, la menace ottomane, le sac de Rome par les troupes du connétable de Bourbon, etc...
Qui aurait pu croire, en ce début du XVIème siècle, que cet enfant silencieux, affichant sur son visage le disgracieux prognathisme des Habsbourg, serait en 1519 élu à la tête du saint Empire romain germanique ? C'est pourtant – malgré la concurrence effrenée que mènera François 1er, candidat lui aussi à cette charge – ce qui arrivera, faisant de Charles le dirigeant d'un empire certes morcelé et disparate, qui s'étend des frontières orientales de l'Autriche à l'Espagne et des Pays-Bas à l'Italie, du Chili et de l'Argentine jusqu'au nord du Mexique en passant par le Pérou.
Se trouver à la tête d'un tel héritage, maître d'une grande partie du monde, aurait pu faire tourner la tête à plus d'un souverain. Pour Charles-Quint, il n'en est rien. L'homme, réfléchi, nourri de l'humanisme érasmien, profondément pieux, ne se laisse pas griser par le vertige du pouvoir. Bien que se sachant détenteur d'un colossal héritage qu'il devra transmettre à ses descendants, s'impliquant dans toutes les luttes et les conflits politiques qui émailleront son règne, Charles-Quint, pour qui la piété n'est pas un vain mot, sait qu'il lui faudra un jour mourir et que le pouvoir, la puissance qui en émane, ne sont que vanités dont il faudra se dépouiller au moment ultime où il devra rendre son âme au Créateur.Ce sentiment qui semble l'avoir accompagné dès son élection au Saint-Empire, sera exacerbé suite au décès prématuré en 1539 de son épouse, l'impératrice Isabelle du Portugal, décès dont l'empereur restera inconsolable.C'est cette profonde piété, ce sentiment de la vanité de toutes choses ainsi que la disparition de l'épouse tendrement aimée qui pousseront l'empereur à se retirer du pouvoir de son vivant et à abdiquer en 1555 en faveur de son fils Philippe II d'Espagne. Une autre cause à cette renonciation est la mauvaise santé de l'empereur qui fut très tôt sujet à des crises de goutte invalidantes, ainsi qu'à des hémorroïdes ( symptômes fréquents à une époque où l'on voyageait à dos de cheval) et un état diabétique. Ce ne sont pourtant pas ces maladies qui emporteront l'empereur, mais la malaria qui sévissait dans cette région de l'Estrémadure où il s'était retiré.
C'est donc un portrait de cet empereur à nul autre pareil que nous proposent dans cet ouvrage Pierre Chaunu et Michèle Escamilla. La première partie, rédigée par Pierre Chaunu, nous offre un panorama complet de la vie de l'empereur, de sa naissance à son abdication, décrivant avec minutie le demi-siècle qui le vit au pouvoir avec toutes les données géopolitiques, économiques et culturelles de son époque, décrivant un Charles-Quint tentant d'unifier et de préserver les vastes territoires qui lui furent échus suite à son élection au Saint-Empire.
Dans la seconde partie, Michèle Escamilla s'est attachée à retracer le laps de temps assez court (deux ans) qui s'étend entre l'abdication, l' installation au monastère de Yuste, et la mort de l'empereur. Cette partie du récit se concentre sur l'intimité de l'homme, ses lectures, ses pratiques de dévotion, son emploi du temps, le portrait des hommes qui l'accompagnèrent dans ses dernières heures, afin de nous dresser un portrait de l'empereur dans sa sphère privée, un homme qui après avoir connu les plus grands honneurs aspire à redevenir un anonyme avant de rendre compte de ses actes devant Dieu.C'est cette division en deux parties de cet ouvrage, l'une consacrée à ce que nous appellerions aujourd'hui « l'homme public », et l'autre à l'empereur dans ce qu'il a de plus intime – sa foi, son attitude face à la maladie et à la mort, le souvenir de ses succès passés et de ses erreurs, ses attentes et ses regrets – qui font de ce volumineux essai un formidable outil de compréhension à l'usage de ceux qui veulent approcher l'homme et son époque.
Charles-Quint à l'âge de quarante-huit ans, peint par Titien (Augsbourg, 1548)