Paul Acker : Dispensé de l'Article 23. Préface de Willy.

Par Bruno Leclercq


La mise en ligne des deux articles de Paul Acker sur Jules Renard à peine terminée, voilà que m'échoit un bel exemplaire de son premier livre.
Paul Acker : Dispensé de l'Article 23. Préface de Willy. H. Simonis-Empis, 1898, in-12, XIV-270 pages. Couverture illustrée en couleurs par Charles Léandre. 5 hollande. Les exemplaires du premier tirage sont numérotés au composteur.

Jules Renard : Journal. 29 octobre 1898 :

Paul Acker faisait ses premiers vingt-huit jours au régiment où il avait déjà fait son année. On y avait lu Les Dispensés de l'article 23. Le colonel s'approcha de lui et lui dit : « Cochon ! Saligaud ! Châtré ! »

Tous les officiers tournaient autour de lui en lui soufflant des insultes. On ne le punit pas.

Les sous-officiers le félicitaient d'avoir dit des vérités.

- Il faut dire des vérités, lui répétait le sergent maître d'armes. Ainsi, il faut dire que, nous autres, nous devons passer adjudants, parce que nous ne pouvons rien contre des adjudants qui ne font pas d'armes. Il faut écrire ça dans La Lanterne et signer Bassou. Je lis tous les articles signés Bassou.

Le livre est précédé d'une préface de Willy où sous le regard félin de Kiki-la-Doucette on fume des cigarettes roulées par Colette elle-même.
Préface

Drin... drrlin... drr...in... dr... lin.

- Ernest, sacré clampin, on sonne depuis une heure ; va donc voir.

Arraché aux délices de son roman-feuilletn, Ernest bouscule quelques assiettes, casse un verre précipitamment, pour m'induire à croire qu'il travaille, et court vers la porte qu'il ouvre.

J'entends un bruit de voix, un bruit de pas : c'est mon ami Paul.

Depuis vingt-quatre heures que je ne l'ai vu, il n'a pas changé, ce petit râblé : le poil brun, les yeux aigus, la bouche narquoisement souriante, et l'air si napoléonien, - oh ! Si napoléonien ! Mais aujourd'hui, un monsieur l'accompagne, non pas un monsieur, un fantassin, caporal, ma foi ! Qui porte sous le bras (méfions-nous) un manuscrit.

- Bonjour, mon bon Willy.

(Poignées de main d'usage.)

- Je vous présente M. de Graffin, mon fils.

- Mes yeux s'arrondissent d'étonnement. L'ébahissement ride mon front de penseur ; toutefois, je salue, mais c'est avec quelque froideur ; je mâchonne :

- Enchanté, cher monsieur...

(Shake-hands d'usage.)

- ... présente mon fils, reprend Paul ; et l'acte de naissance d'iceluy, et ses papiers d'identité, et son curriculum vitae.

Ce disant, il prend le manuscrit, et pose devant moi sur le bureau ces papiers chauds encore du bras filial, intitulés : Dispensé de l'article 23.

Je m'exclame d'un air entendu :

- Ah ! Monsieur est... dispensé... de l'article... 23 !

Mais j'ignore profondément ce que dit l'article en question, et je suis plutôt ahuri. Kiki-la-Doucette, qui s'honore d'être mon chat, asseoit son derrière soyeux d'angora sur une pile de trois-cinquante, et considère le soldat de Graffin de ses grands yeux vert-chasselas.

Il est très gentil, c't'enfant : grand, pâlot, les yeux à la coque, un sourire aux coins des lèvres, la figure un peu vannée, mais distinguée, en somme. Et puis, il est... dispensé... de l'article... 23. Ce doit être déjà un personnage influent... Je me décide à demander des explications.

Ernest, groom à la coule, apporte les commodités de la conversation, id est, des groggs très américains. Ma femme, épouse attentive, présente des cigarettes, roulées par elle à mon usage (deux tiers de straight cup, un tiers de maryland). Mon ami Paul aspire une gorgée, expire une bouffée, caresse Kiki-la-Doucette à rebrousse-poils, se lève, et plaçant sa dextre sur la tête, tondue à l'ordonnance, de M. de Graffin, qui reste impassible, profère ces paroles aillées :

- Mon bon Willy, j'ai l'honneur de vous présenter M. de Graffin, mon fils. De qui je l'eus, qu'importe ? Et le sai-je moi-même ? Pourquoi jusqu'à ce jour, 3 février 1898, onze heures et demie, je vous ai caché son existence, quel intérêt y a-t-il à vous le dire ? Comment il se fait que ce fils a juste le même âge que son père, et porte un nom différent de celui qui l'engendra, pouvez-vous sagement vous en préoccuper , Cependant, je vous apprendrai ceci :

Il a usé de nombreuses culottes en des lycées divers, puis sur les chaises de la Sorbonne et de la Faculté de Droit, aux cours de maîtres éminents. Il sait le latin, le grec, voire un peu de français, ayant eu de grandes admirations pour MM. Renan, Maurice Barrès, Tristan Bernard, et vous-même. Il a passé brillamment ses baccalauréats, pris des licences ; il a baigné son âme dans les flots purs des poésie anciennes et modernes, et ses mains dans les chevelures de quelques amoureuses professionnelles. Puis, à ce futur grand homme, la patrie reconnaissante permit, quand il eut vingt-et-un ans, de villégiaturer durant dix mois dans un régiment de l'EST, mon cher :

Ah qu'on est fier
D'être soldat (bis)
Quand on est militaire !

J'abandonne le silence dans lequel je m'enveloppais, comme dans un mac-ferlane ouaté :

- Comment ! Dix mois ? Pourquoi dix mois seulement ?

Mon ami Paul dose un second grog, allume une autre cigarette :

- Parfaitement, dix mois : mon fils est dispensé de l'article 23.

Et il récite, volubile : En temps de paix, après un an de présence sous les drapeaux, sont envoyé en congé dans leurs foyers les jeunes gens qui ont obtenu, oui qui poursuivent leurs études en vue d'obtenir le diplôme de licencié ès-lettres ou ès-sciences, de docteur en droit, de docteur en médecine, de pharmacien de 1re classe, de vétérinaire, ou le titre d'interne des hôpitaux.

Alors, enchanté de comprendre enfin, je m'écrie :

- C'est un conditionnel.

Mon ami Paul lève le doigt, prend une mine sévère et un troisième grog :

- Pas du tout, un dispensé, et c'est bien différent. Les conditionnels appartenaient à cette brave armée de cinq ans, dont Georges Courteline nous a brossé d'inoubliables tableaux. Les dispensés appartiennent à l'armée de trois ans, et... et c'est bien différent (pour me répéter). Les dispensés ont d'autres idées que les conditionnels ; les dispensés ne tirent pas au flanc de la même façon que les conditionnels. L'armée de trois ans est moins solide que l'armée de cinq ans ; l'armée de trois ans est plus sceptique que l'armée de cinq ans ; l'armée de trois ans s'ennuie plus que l'armée de cinq ans ; n'est ce pas, fiston ?

- Fait'ment, p'pa, répond le fiston (ton, ton, tontaine tonton).

- Or, mon bon Willy, chaque semaine m'arrivait, en mon hôtel du Parc-Monceau, une lettre très longue...

- Verbosa et grandis epistola, murmurai-je.

- Oui ; dans laquelle il me racontait des histoires drôles ou ennuyeuses, traçant de la caserne des esquisses amusantes ou tristes. L'idée m'est venue de les réunir ; je les ai retouchées avec discrétion, élaguant les détails trop intimes qui me concernaient (demandes d'argent, reproches et plaintes au sujet de mes maîtresses)... et j'ai pensé, comme j'avais besoin de quelques ors... Allons, fiston, dis au monsieur ce que je désirais...

M. de Graffin se lève, se met au garde à vous, salue militairement :

- Voici, mon lieutenant...

Je l'interromps aussitôt.

- Non, jeune homme, non ; j'ai rendu mes galons d'officier de la territoriale.

Il reprend :

- Voici, monsieur. P'pa, avec mes histoires, a fait un bouquin dont je suis le héros, et il souhaite beaucoup que vous me présentiez au public.

Quelle tuile ! Je réponds en nègre pour dissimuler ma mauvaise humeur :

- Ah ! Bon ! Bon ! Ça, bouquin ! Alors, préface au bouquin ?

Mon ami Paul ébauche une cabriole, qui met en fuite Kiki-la-Doucette, et s'exclame en claquant des doigts :

- Il a compris, il a compris ! Il est épatant, ce Willy !

M. de Graffin sourit simplement.

Comme j'ai beaucoup de copie à livrer avant ce soir, et que mon amie l'Ouvreuse du Cirque d'Eté va tout à l'heure venir me déclarer, pour la douzième fois, son violent amour, je promet la préface, et je mets doucement dehors le père et le fils...

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Huit jours après.

Je viens de terminer la lecture du petit manuscrit. Mais c'est très amusant ! Il est délicieusement drôle, M. de Graffin, avec son j'm'enfichisme placide, la tranquillité de sa goguenardise et son dédain souriant. Il s'offre la tête de ses supérieurs, de ses égaux et de ses inférieurs avec un calme narquois qui m 'éjouit follement. Pas de haine, pas de colère ; une ironie doucement rieuse, dont la piqûre est une caresse... à peine perfide. Par-dessus le marché, il se laisse entrevoir rêveur, parfois, et mélancolique. Et les jolies amourettes qui le vinrent, pendant ses dix mois, distraire, celle, surtout, dont l'héroïne, - ou la victime, - fut madale D..., le petit bas-bleu aux boucles blondes ! Mon ami Paul n'a pas tort : les dispensés de l'article 23 ne ressemblent pas aux conditionnels, et voici un livre que je vais, au lieu de le laver chez Gougy, ranger dans ma bibliothèqye, à côté des Courteline. Allons ! Je suis fier d'être le parrain de M. de Graffin.

Willy.

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