Le repas gastronomique à la française vient d'être inscrit au patrimoine mondial immatériel de l'UNESCO. J'ai d'abord ressenti de la fierté, cela a flatté ma cocarde moi qui suis un épicurien pratiquant. Tout le monde s'en est réjoui, le consensus général a failli endormir mon esprit, mais une digestion difficile m'a emmené vers quelques réflexions. Quelle est la portée essentielle de cette inscription ? Comment devons-nous interpréter cette décision ?
Je me permets ici de rappeler la phrase qui promeut notre culture : « cette gastronomie relève d'une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes ».
Tout laisserait à croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possible...
Personnellement, j'ai peur. Peur de voir le repas à la française sanctuarisé, devenant la pratique désuète d'un monde passéiste à tel point qu'il faille l'inscrire à l'UNESCO comme on inscrirait une espèce animale en voie de disparition...
Peut-être qu'un jour, au musée, verra-t-on une reconstitution d'un repas à la française, telle la cène avec ses apôtres, et on pourra entendre les commentaires des badauds : « tu te rends compte, avant ils mangeaient tous ensembles autour d'une table. Et ils étaient capables d'y rester pendant plus d'une heure !?. Qu'est-ce qu'ils devaient s'ennuyer !!! ».
Depuis dix ans, j'accueille des enfants et des familles toute l'année dans le centre d'accueil collectif que je dirige. Nous y servons en moyenne 20 000 repas par an. J'ai la prétention de dire, grâce à un personnel consciencieux et impliqué, que nous faisons de la cuisine familiale traditionnelle de qualité avec un maximum de produits locaux. Pour chaque repas quelque-soit le public, tout le monde mange à la même heure, nous servons des plats à partager, à partir d'un menu unique, et les gens restent à table entre 1 heure et 1 heure et demi.
Lorsque je reçois des enfants, pour certains, c'est une découverte culinaire mais aussi un bouleversement dans leurs habitudes de vie, le repas redevenant partie intégrale du rythme de la journée comme un temps de repos (repas/repos, il n'y a qu'une lettre qui change). Quand on les interroge sur leurs habitudes à la maison, on s'aperçoit qu'ils ne mangent jamais en famille, c'est souvent un plateau télé avec de la « junk food » avec dans le moins pire des cas des pizzas et dans le pire des poches de chips, des bonbons, des gâteaux avec sodas.
Un jour, j'ai accueilli un enfant de 7 ans dont les parents avaient averti qu'il ne mangeait que des gâteaux d'une marque connue et du lait !?!? Et que ce n'était pas la peine de lui donner autre chose... Je ne les ai pas écouté, et, grâce aux copains et copines de classes, nous sommes arrivés à lui faire manger des soupes, de la viande, quelques légumes, et nous avons fait un signalement avec l'équipe éducative.
Ce centre que je dirige appartient à une collectivité. Un jour, un élu m'a demandé ce que je pensais d'un self service... Je lui ai répondu que pour moi, il s'agissait de la négation de notre patrimoine. Aujourd'hui, je vais bien au-delà, ce n'est ni plus ni moins que la négation de ce qui nous a fait devenir des êtres humains. Je m'explique :
Dans la horde primitive, le repas, outre le fait d'être essentiel à la survie de l'espèce, était un moment de régulation sociale primordial où sont nées les notions d'altruisme et de partage. Par la suite, la transmission orale de la culture s'est toujours organisée autour du partage des aliments.
Que voulons-nous faire passer autour de cette organisation que l'on appelle self ? Avons-nous bien réfléchi aux implications morales et philosophiques de ses habitudes ? Que transmettons-nous aux enfants quand on leur demande de manger en un quart d'heure des plats en portions individuelles ?
Je reste convaincu que la distribution de la nourriture comme envisagée en self ou en fastfood est le produit fantasmé d'une vision mécanique et déshumanisante de notre société. On pourra gloser des heures sur les méthodes d'éducation, les rythmes scolaires, la semaine de 4 jours, etc. Tant qu'on ne mettra pas les repas et l'alimentation au centre des préoccupations de l'éducation, on s'éloignera de la culture et de la civilisation.
Alors OUI, le repas à la française est une coutume remarquable empreint de valeurs de partage et de transmission de savoir-vivre, et NON, il ne doit pas être rangé au rayon des curiosités au panthéon des cultures oubliées.
J. LURIE