ça peut paraître anecdotique, mais les évenements au voisinage européen (voir ici) posent une vraie question : l'UE, qui est si paisible, si favorable au droits de l'homme, a-t-elle réellement une action ? Surtout, n'y a-t-il pas une concurrence avec le Conseil de l'Europe (celui créé en 1950, et dont dépend la cour européenne des droits de l'homme) ?
Le texte que je vous propose ce soir répond en partie à cette question. Il est écrit par Géraldine Proust, qui travaille à la Direction Communication, Presse et Protocole du Comité des Régions (Union Européenne). Je la remercie vivement de ce texte de référence.
O. Kempf
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Peter Smithers, politicien anglais ayant participé aux travaux de l’Assemblée consultative du Conseil de l'Europe et vice-président de l’Assemblée européenne des pouvoirs locaux entre 1959 et 1962, considère que la contribution principale du Conseil de l’Europe a été de préparer le terrain pour la création des Communautés européennes grâce aux dialogues entre assemblés parlementaires nationales et au développement d’un consensus autour de l’idée d’unité. En effet, le Conseil de l’Europe, organisation intergouvernementale consacrée à la protection des droits de l’homme, de la démocratie pluraliste et la prééminence du droit, est aujourd’hui dépassé par l’Union européenne en termes de pouvoir intégré et de pluralité de compétence.
Enrichie d’une Charte des droits fondamentaux, l’Union européenne négocie son adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme. Cette charte et l’adhésion relancent la question de la concurrence et de la complémentarité de ces deux institutions dans le domaine des droits de l’homme. Quelle protection des droits de l’homme en Europe se dessine ? L’UE a su combler son déficit démocratique par la reconnaissance jurisprudentielle des droits fondamentaux comme principes généraux du droit communautaire et la rédaction d’une Charte des droits fondamentaux qui a désormais valeur juridique. L’Europe est donc munie de deux catalogues de droits de l’homme avec la future adhésion de l’UE à la Convention, tend, espérons le, vers une protection plus efficace des droits de l’homme. Cette adhésion n’est toutefois pas sans créer quelques complexités juridiques.
I Du déficit à la reconnaissance des droits fondamentaux de l’UE
L’approche minimaliste et téléologique de la CEE
Les deux organisations européennes partagent le même objectif : instaurer paix et unité en Europe. En 1957, la CEE se concentre sur l’établissement d’un marché unique, le Conseil de l’Europe sur des valeurs démocratiques et sociales. La CEE ne prévoit à l’origine que le principe de non discrimination fondée sur la nationalité et de libre circulation des personnes. La non-discrimination, valeur universelle, est l’un des principes de base des droits de l’homme. La spécificité de la CEE réside donc dans cette approche minimaliste et téléologique des droits de l’homme répondant uniquement à une nécessité économique. Aujourd’hui, pourtant, grâce à une évolution jurisprudentielle et politique, la protection des droits de l’homme par l’UE ne fait plus de doute.
La reconnaissance et le respect des droits fondamentaux par l’UE
La question de la protection des droits de l’homme en Europe s’est posée avec l’établissement par la CJUE de la primauté du droit européen sur le droit national, même constitutionnel. L’étendue des compétences des Communautés rendait également nécessaire une protection communautaire des droits de l’homme. Sous la pression de juridictions allemandes et italiennes, la CJUE a reconnu que les principes fondamentaux faisaient partis des principes généraux du droit européen (Arrêt Stauder 1969). Les sources d’inspiration des droits fondamentaux sont précisées : les traditions constitutionnelles communes (1970 Internationale Handelsgesellschaft) et les traités internationaux pour la protection des droits de l’homme (Nold 1974).
Cette évolution jurisprudentielle s’est accompagnée d’une évolution des traités. Les traités de Maastricht et Amsterdam ont permis de poser dans le droit primaire de l’UE la reconnaissance et le respect des droits fondamentaux et la possibilité pour les Etats membres de dénoncer une violation grave de ces droits par un Etat membre, voire de suspendre son droit de vote au sein du Conseil (article 6 et 7 du Traité de l’UE).
La distinction de l’ordre juridique de l’UE
Pourquoi la question de l’adhésion de l’UE à la Convention s’est si souvent posée ? C’est parce que l’Union européenne a développé un ordre juridique distinct, dont la Cour européenne de Justice à Luxembourg est la plus haute instance. La Convention européenne et son mécanisme juridique ne s’appliquent pas aux lois de l’UE. Néanmoins, suite aux arrêts Bosphorus (2005) et Matthews (1999), la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu l’équivalence du standard de protection communautaire des droits de l’homme.
Les deux apports majeurs du Traité de Lisbonne
Le traité de Lisbonne apporte deux changements majeurs : il accorde valeur juridique à la Charte et prévoit l’adhésion de l’UE à la CEDH.
La Charte des droits fondamentaux : spécificités et valeur juridique Juridiquement parlant, au vu de l’évolution jurisprudentielle de la CJUE, nous pourrions nous poser la question de l’utilité de la Charte des droits fondamentaux adoptée en 2000 à Nice. La Charte répond en fait plus à la demande politique de combler le déficit démocratique des institutions communautaires qu’à une nécessité juridique. L’apport de la Charte est essentiellement politique à savoir, assurer la transparence des droits fondamentaux et une meilleure visibilité au citoyen.
La Charte connaît toutefois des spécificités. Elle s’ouvre sur un article sur la dignité de l’homme ; article clé de voûte pour le renforcement d’une identité citoyenne européenne. Cette dignité humaine n’est pas expressément reconnue dans la CEDH bien qu’il ne fasse nul doute (confirmation de la Cour dans sa jurisprudence) qu’elle en soit un principe fondamental. L’article est seul dans sa catégorie et les autres articles sont sous d’autres en-têtes. Il est donc indépendant de tout article et s’érige en principe fédérateur de l’identité européenne.
La Charte, par certains aspects, innove, met en exergue des enjeux sociaux d’actualité et inclut des droits indiqués dans les protocoles de la Convention. C’est le cas par exemple avec le droit à l’intégrité de la personne, l’interdiction de la traite des êtres humains (englobée dans les notions d’esclavage et de servitude dans la Convention), la protection des données à caractère personnel, la reconnaissance de la liberté d’entreprise, la liberté professionnelle et le droit de travailler. La Charte ne précise pas que le mariage est l’union entre un homme et une femme. Les droits les plus débattus étaient les droits sociaux au titre de la solidarité en faveur du développement d’une Europe sociale (par exemple, la protection de la santé et de l’environnement).
Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009, la Charte a la même valeur juridique que le droit communautaire primaire ou originaire. Toutefois, à la différence du traité établissant une Constitution pour l’UE, le Traité de Lisbonne n’incorpore pas le texte de la Charte mais y fait simplement référence. Du reste, le texte n’est pas inclus dans les annexes non plus. Serait-ce dû à la frilosité de certains Etats ? Quoiqu’il en soit, la valeur juridique de la Charte n’est pas remise en cause.
Cette valeur juridique contraignante permet à tout citoyen de s’en prévaloir en cas de non-respect de ces droits par un texte européen. La Cour de justice ainsi que les juridictions nationales disposent désormais d’un texte ayant vocation à servir de source principale lorsqu’ils doivent s’acquitter de leur tâche de veiller au respect des doits fondamentaux dans le cadre de l’interprétation et de l’application du droit de l’Union. Elle s’applique aux institutions et organes de l’UE et aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union (article 51 de la Charte). Toutefois, la Pologne et le Royaume-Uni ont obtenu un régime dérogatoire à son application défini par le protocole 7 annexé au traité de Lisbonne. Ainsi, toute disposition de la Charte faisant référence aux législations et pratiques nationales ne s’applique à ces deux pays que si les droits et principes qu’elle contient sont reconnus dans leurs législations et leurs pratiques respectives. Ce Protocole devrait s’appliquer aussi à la République tchèque après un accord de dernière minute avec le Président tchèque Vaclav Klaus en octobre 2009, à condition qu’il soit unanimement ratifié au moment de la conclusion du prochain traité d’adhésion.
II Adhésion de l’UE à la CEDH : de l’impossibilité juridique à la négociation
La question de l’adhésion de l’UE à la CEDH s’était déjà posée, mais dans son avis de 1996, la CJCE a considéré que l’UE n’avait pas la compétence pour adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme. Le traité de Lisbonne résout donc ce problème de compétence en prévoyant l’adhésion de l’UE à la Convention. La question de la compétence de l’UE étant résolue, il faut maintenant dresser les conditions d’adhésion.
Le 17 mars 2010, la Commission a proposé des directives de négociation en vue de cette adhésion. Le 4 juin 2010, les ministres de la justice de l'UE ont mandaté la Commission pour conduire les négociations en leur nom. Le 26 mai 2010, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a donné à son Comité directeur pour les Droits de l'Homme un mandat occasionnel pour élaborer avec l'UE l'instrument juridique requis en vue de l'adhésion de l'UE à la CEDH Depuis le 7 juillet 2010, les négociateurs de la Commission et des experts du Comité directeur pour les Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe se sont régulièrement réunis pour élaborer l'accord d'adhésion (6 réunions entre juillet 2010 et mars 2011). À l'issue du processus, l'accord d'adhésion sera conclu par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe et, à l'unanimité, par le Conseil de l'UE. Le Parlement européen, qui doit être pleinement informé de toutes les étapes de la négociation, doit également donner son assentiment.
Une fois l'accord conclu, il devra être ratifié par chacune des 47 parties contractantes à la Convention, conformément à leurs exigences constitutionnelles respectives, y compris par les parties qui sont aussi États membres de l'UE. Cette procédure pourrait créer de nouvelles péripéties, comme celle connue pour la ratification du Protocole 14 par la Russie, c’est-à-dire une ratification tardive.
L'adhésion permettra à l'UE d'être entendue dans les affaires examinées par la Cour de Strasbourg. Une adhésion ferait de l'UE le 48ème signataire de la Convention. Cette adhésion offrira une nouvelle possibilité de recours aux particuliers, qui pourront désormais – après avoir épuisé toutes les voies de recours nationales – saisir la Cour européenne des droits de l’homme d’une plainte pour violation supposée des droits fondamentaux par l’UE.
III Enjeux juridiques suite au Traité de Lisbonne : vers une protection plus efficace des droits de l’homme ?
Des clauses horizontales pour garantir une protection efficace des droits de l’homme Des clauses horizontales prévues dans la Charte (article 52 et 53) ont pour objectif d’assurer la complémentarité entre les deux catalogues des droits de l’homme en Europe. En effet, la coexistence de deux catalogues juridiques pose un risque de double standard. La première clause, clause de correspondance, prévoit que pour les 11 articles de la Charte (droit à la vie, interdiction de torture, etc.) dont la portée et le sens sont les mêmes que les articles correspondants à la Convention, ont une portée et un sens identiques à ceux de la Convention. Pour les autres articles de la Charte, une clause de non régression prévoit que pour les articles qui ont le même sens que les articles de la Convention européenne mais dont la portée est plus étendue (UE a une possibilité d’accorder une protection plus étendue), la mesure la plus favorable s’appliquera. La Cour de l’UE doit donc appliquer les dispositions les plus protectrices et sans contradiction avec la Convention européenne.
Ces clauses assurent que la Convention européenne soit le standard minimum de protection des droits de l’homme et ce faisant, confirment que la Convention est la référence essentielle en la matière.
La discussion juridique se tourne maintenant vers l’efficacité de ces clauses. En effet, les clauses paraissent résoudre le problème de double standard excepté pour la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour laquelle aucune clause horizontale n’est prévue. La pratique seule permettra de trancher sur cette question de l’efficacité des clauses à garantir une correspondance entre les droits reconnus dans nos deux catalogues de droits de l’homme.
Négociations d’adhésion délicates
Cette adhésion est délicate comme le souligne le Protocole 5 du Traité de Lisbonne en rappelant qu’il y a « nécessité de préserver les caractéristiques spécifiques de l’Union et le droit de l’Union » et de préserver « les modalités particulières de l’éventuelle participation de l’Union aux instances de contrôle de la convention européenne ». L’accord doit garantir que l’adhésion « n’affecte ni la compétence de l’Union ni les attributions de ces instances ». Ces négociations étaient assez secrètes initialement puisqu’une demande d’accès aux documents avait été rejetée. Dorénavant, un site internet permet le suivi de ces négociations .
Pour le moment, une liste des enjeux à discuter a été élaborée et approuvée par le Comité Directeur des Droits de l’Homme. Ces points sont négociés un par un. Parmi les questions juridiques liées à l’adhésion et représentant les « caractéristiques » de l’Union figurent la question d’un juge représentant l’Union pour apporter son expertise dans le domaine du droit de l’Union, l’élection de ce juge par l’Assemblée parlementaire du Conseil à partir de listes de trois candidats présentés par l’Union, l’autonomie interprétative de la Cour de Justice de l’Union, l’adaptation de la procédure applicable aux recours individuels et interétatiques déposés auprès de la CEDH. L’adhésion aux protocoles doit aussi être discutée, ainsi que les réserves, déclarations, dérogations.
Sur la portée de l’adhésion, il est proposé par le Comité de rappeler les exigences du Protocole 5 du Traité de Lisbonne à savoir que « l’adhésion à la Convention et à ses protocoles impose à l’Union Européenne des obligations seulement en ce qui concerne des actes et mesures de ses institutions, organes, organismes ou agences, ou de personnes agissant en leur nom. Aucune des dispositions de la Convention ou de ses protocoles ne peut imposer à l’Union Européenne une obligation d’entreprendre un acte ou d’adopter une mesure pour lesquels elle n’en aurait pas compétence. »
Les négociations prennent en compte la nécessité d’assurer l’adhésion de l’UE sur un pied d’égalité avec les autres Hautes Parties Contractantes. C’est le cas notamment pour le droit de participer à la surveillance de l’exécution de tous les arrêts rendus contre toutes les Hautes Parties Contractantes et l’UE, la création d’une délégation du Parlement européen pour participer aux séances de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe l’Union Européenne (la délégation pourrait avoir droit au même nombre de représentants au sein de l’Assemblée que les états qui ont droit au nombre maximum de représentants), pour un juge élu au titre de l’UE et que ce juge devrait participer aux travaux de la Cour à égalité avec les autres juges et avoir le même statut et les mêmes attributions que les autres juges.
Pour ce qui concerne la participation de l’UE au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe lorsque ce dernier exerce ses fonctions conformément à la Convention, les participants du Comité Directeur des Droits de l’Homme, tout en exprimant leur accord sur le principe de ladite participation, ne parviennent pas encore à un consensus, sur les modalités d’assurer cette participation. La question de la possibilité d’un co-défendeur est en cours de discussion.
Sans minimiser le renforcement de la protection des droits de l’homme qu’apporterait l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme, il ne faut pas oublier que l’UE et le Conseil de l‘Europe se consultent déjà régulièrement. En effet, la coopération entre l'Union européenne et le Conseil de l'Europe s'inscrit dans le cadre d'un mémorandum d'accord signé en mai 2007. Des réunions quadripartites entre la présidence de l'UE, la Commission, le Secrétaire général du Conseil de l'Europe et le président du Comité des ministres du Conseil de l'Europe se sont tenues. Le 18 juin 2008, un accord a été signé entre la Commission et le Conseil de l'Europe concernant la coopération entre l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne et le Conseil de l'Europe. Cet accord comporte des dispositions sur l'organisation de réunions régulières, l'échange d'informations et la coordination d'activités. Il prévoit la désignation par le Conseil de l'Europe de deux personnes indépendantes appelées à siéger au conseil d'administration et au bureau exécutif de l'agence, à titre de membre et de membre suppléant, et fixe les droits de vote du Conseil de l'Europe dans ces organes. Un certain nombre de hauts fonctionnaires du Conseil de l'Europe, dont le Haut Commissaire aux droits de l'homme et la Secrétaire générale adjointe du Conseil de l'Europe, ont pris part aux réunions des groupes de travail du Conseil de l'Union européenne.
Concluons ce résumé par une citation emprunte de Viviane Reding, commissaire européenne chargée de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté et qui illustre la situation actuelle de la protection des droits de l’homme en Europe : « nous garantissons ainsi la cohérence entre les visions respectives du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne ».
Sources :
- Traité de droit européen des droits de l’homme, Renucci, LGDJ
- La protection des droits fondamentaux dans l’UE après le Traité de Lisbonne, Groussot et Pech, Fondation Robert Schuman/question d’Europe N°173 du 14 juin 2010
- Les perspectives d’interactions entre la CJUE et la Cour européenne des droits de l’homme du fait de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, Artino et Noël, Revue du Maché commun de l’UE, N°540 juillet-août 2010.
- Le site du Conseil de l’Europe www.coe.int
- Le rapport annuel de l’UE sur les droits de l’homme de 2008
- 1 Dans le contexte de cet article, droits de l’homme et droits fondamentaux s’utilisent comme synonymes. Profitons aussi pour souhaiter (avec un peu de retard !) un bon dixième anniversaire à la Charte
- 2 http://www.coe.int/t/f/droits_de_l%27homme/cddh/3._Comit%E9s/07.%20Autres%20comit%E9s%20et%20groupes%20de%20travail/07.%20Adh%E9sion%20(CDDH-UE)/default_fr.asp#TopOfPage
G. Proust