Paul Acker(1874-1915) rencontre, Jules Renard, pour une interview en 1899, il le retrouve en 1903 pour la création de la pièce Monsieur Vernet
Acker, un homme charmant dont on dit : « Quel dommage qu'il fasse des livres si ennuyeux ! » (18 octobre 1908. Jules Renard : Journal)
Jules Renard
Pour Rachilde.
Le petit jeune homme de lettres frappa timidement à la porte ; une voix claire et sèche cria : « Entrez».
Un crâne tendu, aux cheveux jaunes et clairs, raides et courts ; une tête ronde et grosse ; deux oreilles écartées et pointues ; deux grands yeux gris au regard aigu et froid : près de la fenêtre, enveloppé d'une robe de chambre, penché sur une table, M. J. Renard lisait. Derrière lui des livres, à côté de lui des livres, partout des livres, jaunes, blancs, verts, rouges, alignés, entassés, solitaires. Une lumière paisible glissait à travers les carreaux, et caressait les murs. Comme un parfum de silence flottait dans l'air.
Le petit jeune homme s'arrêta, son haut de forme à la main. Il aurait voulu – tout de suite comme ça, le pauvre – à peine entré dire à M. renard qu'il admirait et l'aimait et le respectait, comme un de ses maîtres les plus chers, les plus nécessaires à la vie de son esprit ; il aurait voulu des mots fiers, passionnés, intelligents et riches de sens, et des phrases précises, brèves et nerveuses, et il ne dit rien, rien du tout : il regarda le bout de ses pieds que la crotte salissait, puis la soie de son chapeau, puis le bout de ses doigts, et il attendit, sans impatience, que ça vint, mais ça ne vint pas.
M. J. Renard leva la tête, ouvrit plus grands ses yeux :
« Asseyez-vous, » dit-il.
Du coupe-papier qu'il tenait à la main, il désigna un fauteuil.
Le petit jeune homme s'assit gauchement, lourdement, grossièrement, effarant un chat qui dormait et s'enfuit, les lèvres retroussées : kchi, kchi. Et vite, vite, comme s'il avait peur d'arriver en retard, baissant le nez, il dévida tout de même quelques phrases.
« Je suis un pauvre petit jeune homme de lettres, monsieur, et je viens vous voir parce que, paraît-il, il faut aller voir ceux qui écrivent et sont nos aînés, et j'avais envie de vous dire beaucoup de choses, et je ne trouve plus rien. Je suis un pauvre petit jeune homme de lettres, imberbe et point méchant, et je vous prie de me prendre en pitié. »
Il s'arrêta pour souffler, car vraiment il avait parlé sans respirer, et ses tempes battaient.
M. J. Renard daigna sourire. Sans doute le métier de littérateur, pensait-il, devenait un martyre en miniature, puisqu'il fallait subir, par amour des belles-lettres, tant de visites, et de si ennuyeuses, comme celle-ci, et peut-être se vit-il, lui aussi, forcé de tenir séance, une fois par semaine, de cinq à sept, pour offrir du thé et des gâteaux à ces tendres ennemis, les jeunes, en écoutant leurs discours élogieux et menteurs.
Le sourire enhardit le petit jeune homme. Son fauteuil d'ailleurs était commode, doux et moelleux, une chaleur légère emplissait la chambre, les objets commençaient à devenir moins étrangers. S'obstinant par modestie à fixer une fleur du tapis, il reprit :
« Je suis aussi venu, parce que, comme tous les français de 20 ans, je prépare un livre, un livre à 3fr. 50 c. Que la couverture soit jaune, bleue ou blanche, il m'est égal, mais je veux, avant de mourir, et pour mourir en espérant ne pas mourir tout entier – publier un volume, un volume à 3 fr. 50 cent. Sur l'humour et les humoristes.
M. Renard pencha la tête un peu, par intérêt. Il jouait avec son coupe-papier, machinalement, et machinalement aussi des pensées quittèrent ses lèvres, sans se presser, sans s'ordonner, sans se grouper en un beau paragraphe solide et lumineux, pareilles simplement à des gouttes paresseuses qui tombent une à une d'un robinet entr'ouvert.
« Oui... c'est un beau livre... un beau livre à écrire... les humoristes... Ah ! Pauvres humoristes ! Le public ne les aime pas... tendres habitudes bouleversées, tranquillité d'âme détruite... Lui, il aime bien les écrivains faciles à classer, dont il peut de suite décréter s'ils sont drôles ou sérieux... Les humoristes ne sont ni l'un ni l'autre tout à fait. Volontiers, il les prendrait pour des fumistes... des Sapecks, ou des Lemice-Terrieux, mais il n'ose, par crainte de sembler manquer de jugement, et il leur en veut de jeter en son esprit de telles indécisions.
Le petit jeune homme écoutait, respectueusement, mais ça l'embêtait, tout de même... car lui aussi, il avait des idées innombrables et point banales, et il désirait follement placer quelques mots, deux ou trois seulement, mais de ceux qui font en une seconde passer un homme pour moins bête qu'il n'en à l'air. Anxieux il attendait que M. Renard mit un point final à ses phrases, et il attendait en vain et il se lamentait.
M. Renard disait que l'humoriste déteste tout ce qui est excessif, les larmes trop abondantes comme les rires trop sonores, car rien ici-bas, à ses yeux, ne mérite qu'on éprouve des sentiments d'une violence exagérée. Il faut être digne envers soi-même, et pour conserver sa propre dignité, il faut se montrer plein de réserve dans ses actions et ses paroles. L'humoriste possède ce talent : il remet toute chose au point ; il dit à celui qui rit aux éclats : « Mais non, mon ami, ne riez pas si fort, ça n'en vaut pas la peine ; » il essuie de son mouchoir, sale ou propre, les pleurs des désolés, leur tapote sur le dos, en guise de consolation, et les prie de s'arrêter, parce que leurs larmes n'ont aucune utilité. L'humour consiste à posséder le sentiment du convenable, et à vouloir le donner à autrui, bon gré, mal gré. C'est pourquoi ceux qui en tiennent boutique semblent désagréables ; ils apparaissent comme des empêcheurs de danser en rond. »
Enfin il s'arrêta :
« N'est-ce point votre avis ? » demanda-t-il.
Le petit jeune homme sourit par complaisance.
« Sans doute, dit-il, mais je pense encore autre chose de vous. »
Il réfléchit quelques instants, encore qu'il eût bien avant la porte d'entrée préparé son topo, et soudain, il partit : c'était bien son tour, il se rattrapait.
« Vous êtes avant tout un réaliste, un réaliste d'un ordre spécial, quelque chose comme un parnassien nourri des classiques, et passé, sans s'y attarder, par les soirées de Médan. Vos yeux ne laissent rien échapper : en ce moment, vous m'observez ; la manière dont j'avance la main, la manière dont je remue les lèvres, la manière dont je tiens mon chapeau, entre le pouce et l'index, vous sont de précieuses indications sur mon caractère. Tout à l'heure vous observerez votre chat, ou vos enfants, ou ce serin, ou ce bec de gaz qu'on aperçoit à travers la fenêtre. Personne n'entrera ici, sans que vous l'étudiiez ; vous ne rencontrerez personne dans la rue dans un salon, au théâtre, sans qu'il pose pour vous, involontairement, au moins quelques instants... Vous ne pouvez pas vivre sans observer, et comme votre observation est aiguë, elle est amère, parce que les hommes, quand on sait voir au profond d'eux-mêmes, ne sont pas de très riches natures. »
Pour un petit jeune homme de lettres, débarqué de province, ça n'était pas mal ; ça sentait bien cependant le vieux développement des classes de rhétorique... mais...
Une mouche bourdonnante gesticulait sur la fenêtre, montait, descendait, remontait, cognant le carreau de sa grosse tête noire, éperdue, affolée et têtue. Ils la regardèrent.
« Une histoire naturelle. » fit le disciple. Le maître sourit, et, silencieux, il chercha sans doute, en passant, de quelles images rares il ornerait ses phrases précises, pour épingler sur son album, ailes écartées, pattes tendues, la bestiole bruyante.
Le petit jeune homme le fixa, il voulait une approbation, des compliments, des éloges. M. Renard, hélas ! S'était renversé dans son fauteuil, et ses yeux à demi-fermés suivaient au plafond je ne sais quelle vision tendre et vague, et ses lèvres murmuraient et chantaient :
« Je suis l'homme des petits chefs-d'oeuvre, des minuscules, minuscules chefs-d'oeuvre, qu'on met dans sa poche, ou qu'on oublie dans les boîtes à poudre de riz... Un Benvenuto Cellini... Mais la foule est bête, elle ne comprend pas. Elle adore les romans de cape et d'épée, et les feuilletons du Petit Journal, ou les oeuvres de M. Rameau. Que lui importe des livres d'une impeccable écriture et d'une exacte observation. La foule est bête, la foule est bête... »
Sa voix devint plus forte. Il s'était levé, et les mains enfouies dans les poches de sa robe de chambre, les pieds traînards, il allait d'un mur à l'autre, le front haut, un sourire méprisant sur les lèvres.
Le petit jeune homme était compatissant : il s'attrista de ces mélancoliques désirs et il s'attendait. Ah ! Comme il eût voulu connaître M. Renard depuis très longtemps ! Il lui eût tapé sur le dos, amicalement, mais fortement. « Allons, allons, mon vieux ! En voilà une blague, ce que tu racontes ! Qu'est-ce qui te prend ? » Mais il ne le connaissait que depuis 27 minutes exactement, et il ne put que lui dire ces mots :
« Hé ! Vous êtes un maître, vous le savez bien, et nous le savons aussi, nous tous qui vous aimons. Cela suffit. Vous nous apparaissez comme le La Bruyère de cette fin de siècle, vous avez sa précision, sa concision, son amertume, sa loyauté, sa probité littéraire ; comme lui, dédaigneux des coteries et des foules, vous vivez pour écrire des pages courtes et parfaites, et vous n'avez pas besoin du jugement des imbéciles. »
Le petit jeune homme était remonté : il reprit :
« Oui, vous êtes un maître ; vous avez inventé des comparaisons et trouvé des métaphores. Ah ! Je vous vois d'ici, les saisir, les attraper, comme un naturaliste chope au vol un papillon qui passe... Hop ! Le voilà pris, il le serre entre ses doigts, délicatement, pour qu'il garde ses couleurs, puis le pique sur sa planche. Vous...
Les yeux levés au plafond, M. Renard murmura :
« Chasseur d'images, chasseurs d'images... »
Tous deux ils se turent, et peut-être devant leurs yeux charmés, des êtres passèrent, qu'ils aimaient, l'un pour les avoir créés, l'autre par regret de ne l'avoir pu, étant trop jeune. C'était Poil de Carotte, les doigts dans le nez, s'en allant fermer les poules, et Tiennette la folle qui réprimande le Christ. C'était Eloi, homme de plume, homme du monde, homme des champs, et c'était Philippe, le paisible valet de ferme.
Peu à peu, le sourire revint aux lèvres de M. Renard, sa poitrine se dilata, les ailes de son nez frémirent, et il railla ses petites rancunes.
« Ah ! Oui, dit-il, qu'importe tout ce qui n'est pas Littérature ? Je suis homme de lettres, vraiment, depuis la plante des pieds jusqu'au dernier millimètre de mes cheveux, et les petites choses gribouillées sur des feuilles ou imprimées dans les livres ravissent mon âme de civilisé de la même joie que les campagnes blondes, les bois verts, et les paysans qui peinent, mon âme de Nivernais rustique. Semblable à Siméon le Stylite, je vivrais avec bonheur, tout en haut d'une colonne, pourvu que des frères compatissants me montassent d'en bas, à l'aide des poulies ou piquée à une perche, des volumes à lire pour toute la journée. »
Il y eut de nouveau un silence, puis une invisible pendule laissa tomber douze coups de son cadran. Alors le petit jeune homme de lettres pensa que, si bien qu'il fût dans ce fauteuil, tout près d'un maître cher, il ne pouvait trop retarder l'heure de son dîner. Il se leva, M. Renard aussi, il balbutia deux ou trois mercis émus, et comme tout de même il était troublé un peu, il marcha sur la queue du chat qui revenait et s'enfuit, il trébucha quelques pas. Ironiquement paternel, M. Renard ouvrit la porte, et doucement le poussa dehors.
Le petit jeune homme se trouva sur le palier, puis descendit. Une joie vaniteuse emplissait son tendre coeur, car il se félicitait d'avoir si bien parlé ; même il se frotta les mains de plaisir satisfait. Il ne voyait pas M. Renard, qui, l'oreille tendue, écoutait, ravi, le bruit de ses pas s'éloigner peu à peu, et haussait les épaules, méthodiquement, lentement, avec un sourire pincé.Paul Acker : Humour et Humoristes, H. Simonis Empis,1899. (prépublication : Revuehebdomadaire, 15 juillet 1899)
JULES RENARD
Un crâne pointu, aux cheveux jaunes et clairs, une tête ronde et grosse, deux oreilles écartées, un front large et haut, des yeux gris au regard aigu et froid ; près de la fenêtre, le veston ouvert sur un gilet de tricot, penché sur une table, M. Jules Renard lisait. Derrière lui, des livres : à côté de lui, des livres, partout des livres, jaunes, blancs, verts, rouges, reliés, brochés, alignés, entassés, solitaires. Une lumière éblouissante baignait le cabinet de travail, et comme un parfum de silence flottait dans l'air. Un instant, je contemplai, piqués au mur par une épingle, les portraits d'Eugénie Nau et de Gertrude Eliott, dans le rôle de Poil-de-Carotte. M. Jules Renard leva la tête, me serra les doigts, et, du coupe-papier qu'il tenait à la main, désigna un fauteuil.
Il y a cinq ans, j'étais arrivé ainsi, un matin, chez l'auteur des Histoires naturelles. Je ne le connaissais pas, je l'aimais seulement, et, à peine échappé des bancs de l'Université, riche de puériles et littéraires ambitions, je lui avais rendu visite pour le voir, lui parler, et peut-être conquérir sa sympathie. Avec quelle émotion je l'avais écouté ! Maintenant, de nouveau, à la veille de la première représentation de Monsieur Vernet au Théâtre-Antoine (1), je venais le trouver, le coeur rempli toujours de la même admiration. Rien n'avait changé, ni le décor, ni lui-même il n'y avait à sa boutonnière qu'un étroit ruban écarlate de plus. Il me sembla que, soudain, j'avais rajeuni, et, d'avoir éprouvé une si originale sensation, des mots reconnaissants montèrent à mes lèvres. Hélas ! ils ne parvinrent pas à s'échapper ! Je m'aperçus soudain que je ne savais presque rien de la vie d'un écrivain que je chérissais, et ce furent d'autres phrases que je prononçai, tout rougissant de mon ignorance. M. Jules Renard les entendit en souriant, il les attendait, il les salua au passage, et sans bouger, lentement, éveillant de lointains souvenirs, il leur répondit :- Comme tout le monde, j'ai préparé l'École normale, mais j'ai rencontré au lycée Charlemagne, où j'étais, un professeur ridicule et fameux en ce temps-là - on le nommait La Coulonghe.
- Ah ! il m'a trop ennuyé, j'ai renoncé à l'École. A cette époque, j'écrivais des vers sans cesse, des vers partout, des vers toujours. Je n'avais pas d'emploi, en cherchai un, je subis un examen pour entrer à la Compagnie de l'Est, je fus reçu, mais jamais placé... Voyons, voyons, c'est si loin, tout ça, je ne me rappelle plus très bien. Je présente à La Revue indépendante un article, et Félix Fenéon, qui la dirige, me le refuse sans barguigner. J'en présente encore avec le même succès à La Vogue. Je deviens membre d'un cercle de poètes, les « zutistes », qu'avait fondé Charles Croze (sic pour Cros), et là on me sacre grand homme (2). Déjà ! et je n'avais pas le sou, je donnais des leçons, quelques jours même je fus employé dans une maison où l'on vendait du charbon, mais le patron me congédia en me prédisant d'autres destinées, prédiction qui, en attendant qu'elle se réalisât, me mit sur le pavé. Je récitais aussi des vers dans le sous-sol d'un café de la place Saint-Michel, c'était Goudeau qui présidait... (3) La première fois que je montai sur l'estrade, on me hua... J'avais récité, sans m'en douter, des vers qui, parait-il, étaient inconvenants. Enfin, tout s'arrange, je me marie, je fonde avec Valette Le Mercure de France... Un matin, Marcel Schwob frappe à ma porte, j'étais au lit, je me lève, il me demande un conte pour le supplément de L'Écho de Paris, et je me vois encore, en chemise, fouillant en vain les tiroirs, puis obligé de promettre que j'écrirais une nouvelle tout de suite; voilà comment j'entrai dans la presse.
Souple et nonchalant, un chat blanc, la queue en l'air, glissa par la porte de la chambre entr'ouverte, avança de quelques pas, leva son nez rose vers mes doigts qui se tendaient pour une caresse, puis, dédaigneux, se détourna et regagna l'asile un instant abandonné. Est-ce une comparaison trop familière il me parut, par une de ces bizarres associations d'idées qui naissent en nous, on ne sait ni pourquoi ni comment, que M. Jules Renard, après avoir ainsi désiré et goûté le charme de la notoriété parisienne, en était revenu à souhaiter les éloges des compagnons de ses premières années. Tout jeune, je n'avais voulu voir en lui que l'homme de lettres, ignorant le peintre amoureux de la nature, que ravissaient les campagnes blondes, les bois verts et les paysans simples. Comment avais-je pu séparer du Parisien ironiste et âpre le Nivernais ému et attendri ? Comme s'il devinait mes pensées, il murmura :- Je suis né en Mayenne, par hasard, mais je n'ai qu'un pays, Chitry-les-Mines, dans la Nièvre. C'est là que mon père demeurait, et c'est là qu'il mourut. Ce petit coin de terre contient toute ma vie...
Ah ! comme les yeux froids de M. Jules Renard s'adoucissaient subitement ! Ils ne regardaient plus ce qui les entourait, ils regardaient par delà les murs, très loin, très loin, la maison à un étage, avec la cour, la cage aux lapins, la barrière fermée sur le chemin, tout ce décor rustique où Poil-de-Carotte vécut son enfance douloureuse et que nous vîmes reproduit avec une si étonnante exactitude sur la scène de M. Antoine. Peut-être, comme au temps jadis, apercevait-il la terrible Mme Lepic, sa mère, penchée à la fenêtre, M. Lepic, son père, poussant la porte pour sortir, le grand frère Félix prêtà le battre. Tout l'émouvant tableau des années lointaines de ce gamin amer et philosophe, qui furent les siennes, se déroulait devant lui.
- Oui, comme tous les enfants, soupira M. Renard, un beau jour j'ai eu envie de me pendre... C'est bien mon enfance que j'ai racontée... Mme Lepic vit encore, Etiennette aussi, Félix est mort.
Un sourire indulgent et charmant flotta sur ses lèvres : aujourd'hui, il n'attachait plus grande importance à ce suicide manqué, c'était un souvenir qui l'amusait, d'autres soucis occupaient son coeur et son esprit.
- Je ne connais que ce petit coin de terre, car je ne voyage jamais. Comme ma mère habite toujours Chitry, j'ai loué une maisonnette a Chaumot, tout près, j'en suis conseiller municipal, et non seulement j'y vais aux vacances, mais aussi souvent dans l'année pour les réunions du conseil. J'écris des articles dans L'Echo de Clamecy, où je traite des questions morales et pédagogiques ; je suis délégué cantonal, je fais des conférences populaires, où je parle de Hugo, de Michelet, de Molière...
Un instant, la voix se tut, puis M. Renard ajouta :
- Eh bien ! je suis vingt fois moins connu chez moi qu'à Paris. Les gens ne peuvent pas admettre qu'un homme qu'ils ont vu enfant ait acquis, loin d'eux, une certaine célébrité. Je n'ai aucune influence comme conseiller. D'ailleurs, j'ai une détestable réputation : je suis « le socialiste et le païen ». Quand je fais une conférence, on écoute très attentivement, puis on s'en retourne avec défiance : « Qu'est-ce qu'il veut ? pense-t-on. Qu'est-ce qu'il va nous demander ? » Et quand on voit que je ne veux rien, que je ne demande rien, on est alors tout à fait troublé, on est sûr que je médite quelque mauvais coup. Et puis, la Nièvre a ses grands hommes, qui ne la quittent pas, qui vivent toujours à l'ombre de ses bois, au bord de sa rivière... Ceux- là, personne ne les ignore. Vous pouvez citer le nom de Claude Tiller, de Milien, de Courmont et de plusieurs autres Nivernais, chacun a lu leurs proses ou leurs vers. La revue qui paraît à Nevers ne laisse dans l'oubli aucune de ses gloires locales.. mais elle ne m'a jamais consacré un article. Tenez ! Poil de Carotte avait beaucoup accru ma réputation ; du moins naïvement je l'imaginais. Quand on le joua à Nevers, l'impresario annonça que l'auteur était un enfant de la contrée et qu'il parlerait lui-même de sa pièce avant la représentation. Eh bien ! il n'y eut pas un chat, ce fut la soirée la plus désastreuse de la tournée.
M. Renard pencha la tête un peu. Il jouait toujours avec son coupe-papier, machinalement, et machinalement aussi les mots quittaient ses lèvres, sans se presser, sans s'ordonner, sans se grouper
en un beau paragraphe solide et nerveux, pareils simplement à des gouttes paresseuses qui tombent
une à une d'un robinet entr'ouvert. Je crus démêler des regrets, des illusions perdues, des rêves trop pleurés, mais, une fois encore, je me trompais.- Non, non, ne croyez point que j'en veuilleà mes compatriotes. Ils ne savent pas, ils ne pensent pas, ils vivent sans se soucier de rien. Quand je retournai à Chaumot, après ma décoration, je me figurais avec ingénuité que mes collègues du conseil me féliciteraient, et j'avais déjà tout arrangé pour les traiter au restaurant de la petite ville. Ah bien oui ! pas un ne m'en a parler non pas qu'ils fussent jaloux, mais ils étaient impuissants a exprimer leur stupeur devant ce phénomène : un homme jeune décoré ! Ils sont si simples, qu'ils m'échappent. L'an dernier, je fis nommer Philippe, mon jardinier, adjoint au maire : quatre jours après, sa femme l'ignorait encore, il ne lui avait rien dit. Pourquoi s'intéresseraient-ils à moi, alors qu'ils s'intéressent si peu a eux-mêmes ? Et, d'ailleurs, c'est ce qui me passionne, cette lutte continuelle et silencieuse avec ces natures frustes et primitives ; je leur devrai encore, je le sens, tout ce que j'écrirai.
- Alors, la pièce qu'on va jouer, Monsieur Vernet
Je n'eus pas le temps d'achever. D'un geste vif, M. Renard m Interrompait :
- Non, celle-là ne doit rien aux Nivernais. J'imagine, dans un milieu bourgeois, un poète : l'entrée de ce poète dans ce milieu et son départ, voilà toute ma pièce. On a dit que c'était le sujet de mon roman : L'Ecornifleur, porté sur le théâtre ; c'est une erreur.
Des minutes s'écoulèrent, le silence régna, puis douze coups retentirent. Si bien que je fusse dansmon fauteuil, tout près d'un maître cher, je ne pouvais trop retarder l'heure de son déjeuner. Je me levai, M. Renard aussi, je marchai sur la queue du chat qui revenait et s'enfuit, et je trébuchai quelques pas. Paternel, M. Renard ouvrit la porte :
- On me reprochait, dit-il, de ne pouvoir écrire une pièce en cinq actes. Voilà maintenant que j'ai écrit trois pièces d'un acte, et une autre de deux. N'est-ce pas la même chose ?...
Paul Acker : Petites confessions(visites et portraits). 1e sér., A. Fontemoing, 1905.
(1) Antoine mit en scène et tint le rôle titre de Monsieur Vernet, lors de la création de cette comédie en 2 actes, le 6 mai 1903.
(2) En 1883, Charles Cros ressuscite, au café « La Maison de Bois », rue de Rennes, le cercle des Zutistes.
(3) le Café de l'Avenir, où se réunissaient les Hydropathes, puis les Hirsutes. Les réunions des Hydropathes se tinrent d'octobre 1878 à juin 1880, celles des Hirsutes de septembre 1881 à avril 1883. Né en 1864, Jules Renard est à Paris en 1883 où il passe son bac en juillet au lycée Charlemagne, s'il participa aux réunions des Hydropathes il ne peut s'agir que des réunions qui eurent lieu après la « résurrection » du groupe le 23 février 1884, remplaçant « Les samedis » de Lutèce, ces séances durèrent jusqu'en juillet 1884. Le nom de Jules Renard n'apparaît pas dans les compte-rendu des réunions donnaient dans le journal Lutèce, il ne figure qu'une fois dans l'index de l'excellente réédition de Dix ans de Bohèmes d'Emile Goudeau, dans une note sans relation avec les Hydropathes (voir Emille Goudeau : Dix Ans de Bohème. Champ Vallon, 2000)
Jules Renard dans Livrenblog : Portrait par Pierre Veber, Sous-Bois, Les Lutteurs. Les Veber's. Félix Vallotton - Jules Renard. La Maîtresse. Histoires Naturelles, Bucoliques de Jules Renard par Léon Blum.François Coppée essentiel par Jules Renard. L'Ecornifleur par Willy.
Les chroniques de Jules Renard, reprisent dans Livrenblog :Vamireh, roman des temps préhistoriques par J. H. Rosny.
Baisers d’ennemis par Hugues Rebell.
La Force des chosespar Paul Margueritte.
Les Emmurés, roman par Lucien Descaves.
Bonne Dame d'Edouard EstauniéLes Veber's
L'Astre Noir par Léon–A. Daudet.
Le Roman en France pendant le XIXe siècle par Eugène Gilbert (Plon).
Coeur Double par Marcel Schwob.
Paul Acker dans Livrenblog : Anna de Noailles, anarchiste suivant l'évangile. Paul Adam, "anarchiste".