Agoria, alias Sébastien Devaud, vient de sortir Impermanence. Son troisième album studio, sorti sur son label Infiné, témoigne d’une élégance rare dans l’électro française. Le Lyonnais continue de construire une œuvre très personnelle, en dehors des modes et de la facilité. Comme sur ses précédents albums Blossom et The Green Armchair, qui invitaient d’autres artistes (Tricky, Neneh Cherry…), le DJ a convié cette fois Kid A, Seth Troxler et Carl Craig.
Impermanence Teaser (edit by M.Foudre) by AGORIA
A l’époque de la sortie de ton mix Balance 016, en mars 2010, tu évoquais déjà au sujet d’Impermanence « l’album le moins cloisonné » que tu as réalisé jusqu’ici…
C’est un album super éclectique, j’ai toujours eu envie de faire des albums foisonnants. Avec toujours cette envie de se prouver des choses à soi-même et puis aux autres. Sinon ça serait plus un hobby et je ferais ça en tant qu’amateur. Il ne faut pas se mentir, on fait ça aussi évidemment pour le montrer aux autres. Avec Impermanence, je pense avoir réussi à garder l’éclectisme des premiers albums et à en faire un tout cohérent. Ce qui est assez dur au final quand on part dans différentes directions. J’ai des morceaux 100% acoustique comme Kiss My Soul avec Kid A ou des morceaux totalement clubs comme Panta Rei, Speechless ou Libellules. Tous mes albums ont toujours été touffu et épars, je creuse mon sillon dans cette voie : la transversalité.
Tu ne sens pas à l’étroit dans le format d’un album ?
Non, je me suis senti libre… Sans aucune arrogance, j’ai réalisé cet album avec facilité. The Green Armchair m’avait pris deux ans et demi. C’est un album dont l’accouchement a été difficile, sans parler de la qualité musicale finale. Impermanence a été conçu avec facilité, parce que je suis dans une période amoureuse épanouie. Et indéniablement, le fait d’avoir réalisé mes albums précédents me permet de savoir ce qui me plait le plus. Avant, il fallait que je fasse une vingtaine d’arrangements avant de choisir.
On peut parler d’un album plus mature ?
Non, la maturité, c’est un mot qui me fait peur. Je préfère dire que c’est un album épanoui et intime.
Pourquoi avoir choisi ce titre, Impermanence ?
Quand on parlait de l’album avec ma femme et un ami, les mots qui revenaient, c’était « fluidité », « renouvellement », « contemplation »… C’est ce qui caractérise l’impermanence : on a un point de vue intime et personnel, pendant qu’à l’extérieur tout change chaque seconde. Il y a des moments personnels dans ta vie où rien ne peut t’atteindre. Tu es dans une bulle. C’est un peu ce qui s’est passé dans cet album Il y a un côté très bouddhiste à ça. Impermanence c’est une thèse bouddhiste : rien n’est jamais définitif.
En quoi tu vas te réincarner alors ?
Non, non, je n’ai aucune conviction religieuse (rires). Le monde va très vite, le meilleur moyen de le contempler, c’est de s’arrêter.
De s’arrêter et de créer ?
Ca va de pair. Mais si tu es dans une frénésie de création, tu crées mal. Je l’ai été, dans cette boulimie artistique, à faire trois morceaux par semaine. Ce n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux.
Comment tu composes ?
Je branche ma machine et c’est parti. J’exagère un peu mais c’est ça. Je pars sur un désir d’ambiance. Quand j’ai fait l’album, je me suis demandé ce qu’il manquait, j’avais une réflexion globale sur l’album plutôt que morceau par morceau.
Il n’y a pas trop de morceaux très clubs sur cet album…
C’est marrant, c’est ce que tout le monde me dit, et pourtant je n’ai jamais autant joué de morceaux d’un album à moi dans les clubs. Je les insère tous…
Et les gens dansent…
Oui, ils ne partent pas (rires). Mais je vois ce que tu veux dire : il n’y a pas de morceau extatique, de rave. Mais quand je joue Panta Rei ou Speechless ou Little Shaman, j’ai les mêmes effets en fin de break que La Onzième Marche ou Code 1026. Tout dépend comment tu les insères dans un set.
Impermanence prend parfois des allures cinématographiques, en créant des ambiances de la même manière que la bande originale de Go Fast que tu avais composée.
Go Fast, c’était une première expérience cinématographique. C’était excitant. En plus, le réalisateur m’avait donné carte blanche en me disant tu ne fais surtout pas un thème répété vingt fois. Ce qui était difficile, c’est que le montage changeait tout le temps. Mais j’étais dans des conditions parfaites de travail. C’était une belle école.
Pourquoi une « belle école » ?
Parce que tu apprends à mettre ton ego de côté. Tu es au service de l’image.
Impermanence, c’est ton premier album sur ton label Infiné. Pourquoi ?
Mais la question, c’est plutôt : Pourquoi n’aurai-je pas signé sur mon label ? Au départ, il était naturel de développer le label en restant en retrait afin qu’il existe par ses propres artistes. J’ai vraiment envie de pousser les gens qu’on a signés, car je crois tous en eux.
Tu écoutes beaucoup de sons qu’on te soumet ou c’est plutôt des rencontres ?
Il y a des coups de cœur artistiques comme Francesco Tristano ou Clara Moto, il y a des choix par affectivité, et d’autres où on sent le potentiel de la personne et on va l’accompagner. Je me rappelle de mes premiers disques, c’était n’importe quoi, comme le Kubik 01. Quand je le réécoute aujourd’hui, il me fait rire… J’ai envie d’aider à mon tour des gens en qui je crois. C’est aussi du militantisme local et quelque chose que j’aime.
Comme sur tes précédents albums, tu as convié beaucoup de personnes. Une des plus belles surprises, c’est la chanteuse Kid A.
Un ami programmateur du festival des Nuits Sonores a découvert cette artiste via des réseaux communautaires, je crois. Il lui a fait faire un morceau avec des amis, les Spitzer, un groupe de Lyon. J’ai flashé, j’ai demandé à Kid A des morceaux, j’en ai utilisé un pour ma compilation Balance 016. J’ai toujours été profondément touché par sa voix. Ce qui m’a d’autant plus bluffé chez Kid A, c’est que c’est une artiste noire-américaine : lorsque tu l’écoutes, t’as l’impression que c’est une Islandaise ou une Norvégienne. Je l’ai fait venir à Paris et à Lyon où on a enregistré quatre ou cinq morceaux en quelques jours. Il en est sorti notamment ces deux morceaux sur l’album : Kiss My Soul et Heart Beating.
Le DJ américain Seth Troxler chante sur Souless Dreamer, qu’il a écrit pour toi. Comment tu l’as rencontré ?
Je l’avais rencontré la première fois à une excellente soirée, pour Resident Advisor. C’était au cours de l’Amsterdam Dance Event, un des meilleurs festivals actuels. On s’est revus à Miami lors d’un DJ set qui m’a beaucoup marqué. C’était un dimanche après-midi : Seth Troxler a fini en jouant ambient et les gens dansaient... Ça a duré presque vingt minutes . J’ai essayé de faire ça, je n’y suis jamais arrivé. C’est très compliqué d’amener les gens en transe. Bon… j’y suis déjà arrivé, mais jamais avec de la musique sans partie rythmique. C’est un moment de communion assez magique. Puis, il est venu jouer aux Nuits Sonores, en mai 2010. Il est venu à la maison : je lui ai donné les chaussons Chicago Bulls, alors qu’il vient de Détroit. Ça l’a fait marrer. Je lui ai fait écouter quelques pistes et c’était parti. Ca s’est fait simplement.
Carl Craig pose sa voix sur Speechless, mais vous vous connaissiez depuis longtemps ?
Oui, mais on a vraiment sympathisé il y a un an, depuis que je l’ai fait venir à ma résidence au Rex, à Paris. Lors d’un dîner, j’écoutais sa voix, elle me berçait et je lui ai dit que ce sera extraordinaire de faire avec lui.
Que représente-t-il pour toi ?
C’est un des fondateurs d’Underground Resistance et de la techno. Mais aussi Il est très impliqué dans la vie locale, à Detroit. Ce n’est pas juste un mec qui sort des disques, court le monde et prend de l’argent. Il a une âme militante.
Comme toi dans la création des Nuits Sonores. Comment ça s’est passé d’ailleurs ?
Au moment où il a été question de faire un festival de musique à Lyon, il y a une réunion de quelques acteurs locaux, et j’étais l’un de ceux-là afin de proposer des projets. Certains voulaient faire un festival de rock, d’autres de salsa. Nous, on pensait que la vie nocturne est une part considérable et mésestimée dans les villes françaises. Alors que c’est ce qui donne aux villes une jeunesse, une vitalité et un caractère sexy. Même économiquement et politiquement, c’est important qu’il y ait une vie nocturne forte dans une ville. Très motivés, on a défendu le projet. On a présenté au maire tous les artistes électroniques de Lyon. Quand je vois l’évolution de ce festival… Je n’aurais jamais cru à l’époque que ce serait un tel carton.
Malgré les clichés sur Lyon la ville endormie…
Lyon a été l’épicentre de la répression des rave-parties et soirées au milieu des années 1990. Pendant des années il ne s’est rien passé. Notre motivation est donc d’autant plus forte. Et il se passait tellement peu de choses que le public lyonnais l’a défendu à fond.
Hors de Lyon, quelles sont tes villes de prédilection ?
Tokyo reste la ville la plus excitante au monde. Pas pour y vivre, mais pour y jouer. Les Japonais ont un rapport à la culture différent des Européens. Ils sont totalement dédiés et fans. Ils ont aussi une telle frustration journalière dingue, que le soir ils ont besoin de se lâcher. Et c’est un vrai public de connaisseurs. De plus, les clubs sont extraordinaires.
Tu te mets rarement en avant, loin de la starification actuelle des DJ.
Au début, la musique électronique, celle faites par les producteurs, Juan Atkins, Derrick May, n’avait pas forcément de message. Puis il y a eu l’arrivée du marketing et de la communication. Je suis un enfant de de la première génération, plus que Daft Punk par exemple pour qui l’image est un vecteur de succès. De plus, à notre époque, il y a beaucoup d’opportunisme. Quand je vais jouer, je n’ai pas de tenue de scène, c’est la musique avant tout.
Ton pseudo m’a toujours intrigué. Il vient d’où ?
Ce n’est pas moi qui ai choisi ce nom, mais des amis à moi. Quand on était gamins, on organisait des soirées qui s’appelaient Agora. Un jour, ils ont marqué le nom Agoria sur un flyer. Je leur ai demandé qui c’était. Ils m’ont répondu : « Tu verras. » Et le jour J de cette soirée, ils m’ont dit : « Mais c’est toi ! Va vite chercher tes disques. » Moi j’avais un peu la trouille de jouer, pas trop envie. Et du coup, c’est resté. On était quinze-vingt, c’était des soirées entre amis. C’était anecdotique…
Pas tant que ça, puisque le nom t’es resté. Tu te rappelles de tes premières soirées comme Agoria ?
Une de mes toutes premières soirées en tant qu’Agoria, je faisais le warm-up de Richie Hawtin à Lyon dans un club qui s’appelle Le Space. Personne ne dansait, je finis au bout d’une heure et demie. Et Richie Hawtin met un disque et tout le monde se met à danser. Là, je me dis que je devrais peut-être faire autre chose. Et là, Richie Hawtin me rassure et me complimente sur mon set en me disant que c’est toujours le dur labeur de celui qui fait un warm-up, d’essuyer les plâtres….
Qu’est-ce qui te motive aujourd’hui ?
Même si c’est très frustrant, je pense toujours que ce qui arrive ensuite est plus excitant que ce que je fais aujourd’hui, c’est mon moteur. J’ai désormais un label [Infiné], je vois énormément d’egos d’artistes – encore que les miens sont des anges par rapport à d’autres – donc j’apprends à gérer ça. Bon… je ne suis pas parfait. On a tous des moments de suffisance. Surtout aujourd’hui, où les choses disparaissent très vite. D’ailleurs, la musique est souvent en avance sur dans d’autres domaines. Par exemple, la dématérialisation de la musique. Pour nous, les DJ, ça s’était passé bien avant, avec des mecs qui mixaient avec des ordinateurs. C’est la musique électronique qui a créé cette dématérialisation. La musique électronique utilise la technologie en amont de tous les autres styles.
Recueilli par Joël Métreau
Photo : Denis Rouvre