Cinéma et cybernétique

Publié le 04 février 2011 par Les Lettres Françaises

Cinéma et cybernétique

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Dans le numéro du 8 janvier 2010 des Lettres françaises, Eugenio Renzi nous fait part du constat qu’une partie non négligeable du cinéma contemporain s’écrit maintenant sans les outils historiques qu’il nécessitait jusque là. L’ordinateur est devenu, tout à la fois, le pinceau, la palette et le geste, se substituant ainsi à la caméra, le cadre et l’équipe de tournage. On aurait pu ajouter à cela que l’ordinateur est aussi maintenant la calculette du comptable pour donner une perspective supplémentaire à cette ubiquité.

Ces nouvelles conditions de l’écriture cinématographique offriraient l’occasion d’engager le cinéma dans le champ de la non figuration, reproduisant ainsi un schéma évolutif connu dans la peinture. Si l’on ne voit a priori aucune objection à ce que le cinéma trouve sa voie vers la non figuration, il y a en revanche plusieurs remarques à faire sur le fait que la numérisation en soit le moyen privilégié.

L’ordinateur est l’outil fétiche de la cybernétique, à la fois matérialisation des recherches abstraites menées dans le cadre de l’école de pensée mathématique dont elle se réclame et principal instrument brandi pour concrètement en explorer plus en avant le domaine. Avant sa diffusion élargie comme appareil domestique courant, les liens entre ordinateur et approche systématique des modes de gouvernance étaient plus explicites. Les conférences de la fondation Macy, au cours desquelles furent élaborés les fondements conceptuels de la cybernétique, s’attachaient à unifier et universaliser des modèles du vivant (et notamment des comportements humains, individuels et collectifs) sous l’angle de la calculabilité, avec comme perspective une éventuelle programmation dans l’intérêt général. Évidemment, ces déterminations idéologiques forment maintenant l’orientation globale de nos sociétés massivement équipées par les techniques numériques, et il n’est plus temps de se poser la question de leur pertinence ou de leur compatibilité avec une existence digne.

Si l’ère numérique est un contexte auquel le cinéma n’avait pas de raison de se soustraire, on peut toutefois réfuter l’idée que l’adoption de ces techniques pour renouveler la grammaire de l’écriture cinématographique soit le fruit d’une démarche récente et autonome prise à l’initiative des créateurs. Dès les années 1960, la rencontre entre les avant-gardes artistiques et la cybernétique s’établit autour de discours et de figures ambigus de la contre-culture. Ainsi en est il, par exemple, d’un John Brockman, agent littéraire et artistique qui organise un festival de « cinéma augmenté » dans le cadre de la Film Makers’ Cinematheque, tout en représentant les intérêts d’auteurs scientifiques fort enthousiastes à l’idée de contribuer à la recomposition d’une société en pleine effervescence. La lecture fascinée et sans regard critique des « classiques » de la cybernétique – tels que Marshall McLuhan ou Norbert Wiener – conduit une certaine avant-garde à se reconnaitre dans un mot d’ordre de la cybernétique – la réalité n’est pas un objet figé – sans apercevoir que les postulats sur lesquels s’appuient les cybernéticiens conduisent à la négation de toute transformation émancipatrice, puisque la réalité n’est pour eux que déploiement mécanique du calcul. Au fur et à mesure de la dilution de cette avant-garde dans des productions culturelles édulcorées, ce biais se conservera malgré tout jusqu’à constituer son ultime héritage : l’ordinateur serait un outil pour faire advenir le réel. Le sens qu’on peut donner à ce projet dans une démarche artistique, comme par exemple la non figuration, est cependant l’antithèse de celui qui est incorporé dans l’ordinateur, qui n’est que le prolongement, par d’autres moyens, de la reconstruction générale du monde par le capitalisme industriel.

Eric Arrivé

Février 2011 – N°79