Spécial Marie-Claire Bancquart (3)

Par Florence Trocmé

Je termine la publication de l'important dossier consacré à Marie-Claire Bancquart et riche déjà de deux entretiens avec Richard Rognet et Jean-Claude Renard (tous deux publiés en 2001 et 2002 dans le revue Nu(e)) par un article de Béatrice Bonhomme. Il s'agit d'une contribution au colloque de Clermont Ferrand "Voi(es)x de l'Autre : poètes femmes XIXe-XXIe siècle" qui s'est tenu en novembre 2007 à Clermont-Ferrand.  Je remercie chaleureusement Patricia Godi, responsable de ce colloque, de m'avoir permis de publier cette contribution de Béatrice Bonhomme qui sera incluse dans le recueil des Actes du colloque qui paraîtra dans le courant de l'année 2009

Présence du corps dans l’oeuvre de Marie-Claire Bancquart

Là où il y a la vraie tragédie de l’homme, là aussi il y a la poésie. Marie-Claire Bancquart écrit : « il n’y a pas de recette, ni de généralité mais autant de présences du sujet poétique que de poètes » (L’Incertain, 5). Vis-à-vis du corps, chaque poète a donc une expérience, un vécu, une parole différente mais que le corps soit au centre même de l’expérience poétique de tout poète paraît, en revanche, évident. Et qu’écrire un poème, c’est répondre à un appel de l’organisme (L’Incertain, 43)[1], comme l’affirme Marie-Claire Bancquart, cela semble également très vrai. Le poète sans cesse en choc et en rupture écrit « pour que le corps devienne la horde des mots » comme le formule Pierre Dalle Nogare dans Récit des images. Marie-Claire Bancquart est ainsi sensible à certaines évocations chez Michaux de ces « corridors des os longs et des articulations ». Daniel Leuwers, dans son livre L’Accompagnateur, déclare pourtant à propos de Philippe Jaccottet : « A tous les poètes qui se forcent ou s’efforcent et qui aiment aujourd’hui à se réclamer de la langue du corps, ce gadget qui sert le plus souvent de bouée de sauvetage, Philippe Jaccottet apporte cette modeste mais irradiante réponse : Je ne respire qu’oublieux de moi. C’est le triste souci de ma peau qui m’empêche d’être un vrai poète ». Or il me semble qu’il faut relativiser cette réflexion de Leuwers car, même chez Jaccottet, s’il faut exorciser cette présence de la peau au profit de la liberté élargie du sujet personnel, cette peau s’impose dès les premiers poèmes du recueil inaugural L’Effraie où l’oiseau réveille l’odeur de la pourriture au petit jour alors que « déjà sous notre peau si chaude perce l’os ». La présence du corps liée à la mort est récurrente, le poème permettant de fouiller ces décombres, ces caisses, ces gravats sous lesquels le corps est enterré « ordure non à dire/à voir/ mais à dévorer ». Un autre poète, Pierre Jean Jouve a, autour des années 30, placé le corps au centre de sa poésie. Pour Jouve, suivant les leçons freudiennes, l’écriture est un support de jouissance, un partenaire avec lequel l’auteur entretient des rapports amoureux de l’ordre du désir ou du morbide. Cette vision du corps, du corps textuel ou plutôt du texte comme corps peut paraître ambiguë car elle nécessite un transfert. Et c’est Roland Barthes qui s’interroge ainsi : « A moins que pour certains pervers, la phrase ne soit un corps ? » James Sacré, quant à lui revendique cette ordure du corps, cette saleté comme tissu même de son écriture : « cette présence du corps, de la saleté est aussi présence d’une saleté maintenue dans ma façon d’écrire ». Dans sa réflexion sur le corps, il s’inscrit dans la lignée de Francis Ponge pour lequel le lieu poétique est lieu corporel, le travail poétique étant d’abord travail manuel dans lequel il faut fixer la plume au bout des doigts... Le lien du corps et du texte n’est donc pas vraiment idée nouvelle, nous n’avons qu’à nous rappeler ce texte si connu de Roland Barthes : « Le texte a forme humaine, c’est une figure, un anagramme du corps. »

Nous avons volontairement évoqué dans cette introduction des écrivains hommes. Venons-en maintenant aux femmes, même si l’idée d’écriture-femme ou d’écriture féminine m’est quelque peu étrangère dans la mesure où je pense que l’écriture n’est ni homme ni femme. Et Marie-Claire Bancquart semble d’accord avec moi sur ce point : « Quant à découvrir une féminité dans les poèmes des femmes, je donne ma langue au chat. Peut-être que les poètes hommes ont une part féminine particulièrement développée, ou alors c’est l’inverse pour les femmes poètes qui utiliseraient leur part masculine ? Toujours est-il que, plusieurs fois, lors de lectures avec des amis poètes devant un public peu averti de nos écritures, nous avons échangé nos poèmes et donné à deviner de qui ils étaient. Le pourcentage d’erreurs a été on ne peut plus considérable » (L’Incertain, 56). Puis se demandant à elle-même pourquoi le corps, l’intérieur du corps, les petites choses restent son sujet de prédilection, elle répond avec ironie en imitant ses lecteurs : « Mais comment donc : c’est parce que je suis une femme interprètent certains lecteurs. Et je parle des bons lecteurs. Nenni ! ». A un autre moment elle s’exclame : « Qu’on ne me parle pas une fois de plus de monde féminin dans ce poème. J’écris la femme parce que j’en suis une » (L’Incertain, 23). Ainsi, il n’y a pas plus d’écriture femme que d’écriture homme et tout reste, heureusement, hybride dans un monde de passage et de porosité. Poeta en latin était utilisé pour Sappho comme pour Virgile. L’écriture des femmes comme celles des hommes, est donc également intéressante dans ses rapports au corps. Marguerite Duras, par exemple, qui s’exclame “On ne peut pas écrire sans la force du corps” (Ecrire, p.29) et dont l’écriture est caractérisée par des mouvements incessants de giration, d’entremêlements, de ruptures et de recommencements. C’est le corps qui écrit « je vis le texte comme un corps, comme la projection d’un corps et de son image » déclare Anne-Marie Albiach. Marie-Claire Bancquart développe, elle, une poésie du corps particulièrement profonde, entre jachère d’univers et jeu d’entrailles, c’est-à-dire au point de jonction entre le cosmos et le corps : « C’est comme cela qu’il est précisément le corps. Perceptions, sensations incessantes et vocation à la mort » (Nu(e), 11)[2]. En arrachant de vive lutte ce qui définit au plus intime la mort, la présence fait l’épreuve de cette mort. Pour Marie-Claire Bancquart, le corps est l’expérience primordiale et paradoxale tout à la fois, qui permet d’être au monde et qui en même temps emprisonne dans le carcan de l’insupportable poids des choses : « Tu pèses son corps à son poids ». Le corps, c’est la première expérience au monde, l’être au monde, dans la pesanteur, la fermeture et le malaise : « plâtrée que je te plâtre, encoconnée des pieds à la poitrine dans une prison, sanglée sur un matelas encastrée dans le cadre d’un chariot. »  (L’Incertain, 16). C’est le corps primal, l’expérience du corps brutal, d’une terrible brutalité, d’une sincérité absolue, d’une simplicité sans détour possible : le choc sourd et glacé de la maladie sur le corps. Ainsi le poète commence sa vie en côtoyant la mort, en se sachant menacé par elle dans l’incarcération du plâtre et « touchée par une sensation spéciale de l’espace ». Tout commence avec la sensation terrible de la séparation, l’épreuve douloureuse d’une distance à soi, aux autres et au monde. La sensation se module en sentiment d’étrangeté, de solitude, d’exil. Se propage alors comme un malaise d’être au monde, creusant des distances multiples. « Je ne parle pas, il est vrai, volontiers de mon enfance, qui n’apparaît guère que très transposée dans ce que j’écris. J’ai vécu alors aussi mal que possible. Plâtrée des pieds aux bras, et allongée pendant des années, à cause d’une tuberculose » (Sud, 25)[3]. “Quand, avant les années 50 et la découverte des antibiotiques, la tuberculose s’attaquait aux os, on mettait dans le plâtre le malade et on attendait. Il arrivait assez souvent que la mort vienne. Autrement, il s’en sortait avec lenteur. Ainsi ai-je attendu cinq bonnes années 1937-1942 et 1948-1949 sans pouvoir bouger autre chose que les bras et la tête » (L’Incertain, 11).

L’expérience du corps est donc tout d’abord quelque chose de très étroitement carcéral, c’est l’étouffant couloir du serpent, les couloirs des muscles qui font mal, impossible d’oublier cette enveloppe charnelle qui se rappelle douloureusement à nous : « notre corps enfermé dans son sac de peau nous fait signe que nous appartenons au monde charnel » (Nu(e), 12) Et cette expérience primale de la maladie crée secondairement le sentiment d’être comme en retrait du monde, dans un incommunicable absolu : « j’ai rencontré le même sentiment chez d’anciens déportés : on a l’impression d’avoir connu quelque chose, non tellement indicible — tout peut se dire— qu’indécent vis-à-vis des autres vies. Pas indicible mais pas à dire ». «  On a tellement changé, maigre, les yeux grands, qu’on est comparé à ceux qui sortent des camps d’extermination » (L’Incertain, 13). Alors ce qui doit être tu, ce qu’on se sent obligé de taire, ce qui est profondément secret, est aussi ce qui irrigue, ce qui marque souterrainement une œuvre. Car en même temps qu’il existe cette sensation carcérale du corps, il y a aussi une creusée qui se poursuit, seule, à l’intérieur comme si le corps était travaillé de l’intérieur par la mort, quelque chose qui dans nos corps vit et creuse sans nous, d’une existence indépendante. Cette vie indépendante du corps qui se poursuit sans nous obsède littéralement Marie-Claire Bancquart : « Cela prolifère hors de notre désir, en relation directe avec le monde » (Sud, 29). Ainsi le troisième temps du corps après la brutalité et la mise à distance, c’est l’étrangeté. Ce désir alors de pouvoir scanner son propre corps et de tenter de comprendre ce qu’il y a à l’intérieur : « Notre sang, nos os, nos entrailles, nous ne les voyons pas, sauf circonstances peu souhaitables. Nos cellules se renouvellent sans notre accord. On se demande si on est ami ou ennemi de ce même et autre qu’on était il y a quelques années. On est scanné par une vie dont on ignore le terme. » (Nue, 12). Ainsi le corps va sa vie, va sa mort, sans nous demander notre avis et le corps est comme un destin, notre destin qui serait nous-même sans pourtant nous appartenir : « depuis que fœtus depuis que réunion spermatozoïde-ovaire, irrévocable/ je suis en rodage de la mort » (L’incertain, p. 2). Vocation à la mort qui est la nôtre, tout en nous restant profondément, essentiellement, étrangère. Il y a sentiment intense de l’étrangeté, « l’ étrangeté d’être soi mais habité par des organes qui vivent d’une vie indépendante sans qu’on puisse grand-chose sur eux est sûrement celle qui m’a frappée le plus tôt et qui a été à l’origine même de mon écriture. Donc, à cet égard, vous pouvez vraiment dire qu’elle est une respiration, une pulsion de mon corps » (Sud, 24). On continue son chemin alors qu’à l’intérieur ça travaille, ça caillasse : « C’est ailleurs, ça tabasse dans les viscères » (L’Incertain, 1) Et Marie-Claire Bancquart d’accepter de façon un peu ironique l’épithète dérisoire de “lyrique” si tant est que « cette présence du sujet poétique sort bien des entrailles, du je et de ses os » (L’Incertain, 3). Car le corps est habité par des organes qui vivent sans dépendre en rien de nous : « ils se battent, se contractent, se gonflent, pourrissent sans que nous puissions rien sur eux […] Nous sommes habités par l’étrange étranger. Comme nous aimerions tourner nos yeux sur nos poumons, par exemple ! Tâter les membranes qui entourent nos os ! mais c’est justement notre plus intime, ce par quoi nous vivons, qui nous échappe sans remède » (L’Incertain, 20). Venir de cette expérience, naître poète dans cette expérience du corps, donne sa forme à l’être au monde et à l’écriture. Une telle expérience ancrée, enracinée dans la souffrance de l’enfance, on ne peut vraiment jamais l’oublier. C’est pourquoi écrire de la poésie pour Marie-Claire Bancquart, « c’est grave comme on dit une maladie, un attachement grave. C’est lourd, ça vient des entrailles et ça y retombe, c’est une interrogation » (L’Incertain, 5). L’enfant subit ce qu’elle ne devrait pas subir. Elle voit ce qu’elle ne devrait pas voir lorsque par la fenêtre elle aperçoit une charrette pleine de morts. Il pourrait y avoir alors tentation d’abandonner, d’abdiquer, de perdre la vie. L’abandon comme détresse, course à la mort. Et, paradoxalement, ce sera ce corps malade et souffrant, cette lucidité trop précoce devant la mort, qui permettra d’être encore au monde, de pouvoir exister de cette vie intense adossée à la mort, de choisir, malgré tout, le chemin de la vie. Abdiquer devient simplement refluer vers l’arbre, s’harmoniser aux éléments, se fondre dans le végétal, le minéral, perdre le moi, se dépersonnaliser. La séparation devient la source du poème, elle est accueillie et surmontée en création de réseaux et de distances habitables. Ecrire, c’est bien sûr ne jamais oublier la solitude du corps et sa détresse. Mais écrire, c’est aussi survivre. Par le texte, l’être humain se sent un peu moins étranger au monde, un peu moins impuissant devant les ruses brillantes et sordides du temps et de la mort. Et la maladie du corps, l’incarcération du corps donne, comme chez Claude Simon, immobilisé lui aussi par la maladie durant des années, une autre vision sur le monde, c’est apprendre à regarder, c’est apprendre le regard à hauteur des choses, ni le point de vue de Sirius, ni la perspective de grenouille, donner son regard aux choses, confier une attention aux choses. La poésie, c’est le regard par la fenêtre, la contemplation qui annule la différence entre le percevant et le perçu et donne de devenir tout ce qu’on croirait hors de soi. Rassembler sur soi veut dire être plusieurs, s’articuler multiple. La richesse vient du retournement, je me retrouve si je me perds. Voir de loin, c’est approcher le principe de nécessité intérieure. Voir suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et d’éviter la confusion. Mais voir signifie aussi que cette séparation est devenue rencontre. La poésie suppose dès lors une disponibilité, un accueil aux choses : « ça change la vie, la vision, l’importance des choses. Le moindre petit caillou que l’on met dans votre main compte beaucoup : le contact avec un concret qui n’est pas celui de la maladie. Mais aussi de ce concret-là, se servir pour susciter des, comme dit Rimbaud, des Hallucinations » (L’Incertain, 11). Car quand le corps devient prison, il n’y a qu’un choix : « crever ou s’entraîner aux fantasmes des yeux. Plafond surface toujours prête, blanc uni, grand teint, brillant un peu/ se dépouille / lentement/ de la nuit » (L’incertain, 12). Comme Jean Giono dans sa cellule. D’une telle détresse, d’une telle solitude, d’une telle souffrance, on s’en sauve uniquement par « hallucination simple ». C’est la grâce de l’étonnement, c’est une façon de voir de biais, oblique, et par les fenêtres comme ouverture au monde : « moi, c’est à la fenêtre de mes sept ans et demi que je suis restée » mais ce regard de créateur, ce regard biaisant, est complexe et fait aussi bien apercevoir la beauté du monde qu’une tête de mort ou qu’une charrette sur laquelle sont sanglés plusieurs corps dont le sang dégoutte sur le macadam. Arrêt de l’oeil sur le trauma qui fait se perdre et se trouver en même temps. Et ces morts sont aussi la propre mort du poète encore enfant : « Les voilà, mes semblablement à moi sanglés, plâtrés. Mes morts. Ce sont toujours mes morts. Ma famille. Dans ma galerie des glaces, toujours un des miroirs les reflète » (L’Incertain, 18).

Cette compagne, la mort, qui donne une vision horizontale permet aussi de conférer aux objets les plus minces une singulière présence. Comme un horizon grâce auquel on mesure la violente beauté de certaines situations ou de certaines choses (Nu(e), 26). Une déchirure ontologique détruit la rêverie, mais par les failles, laisse entrevoir la beauté et la poésie de Marie-Claire Bancquart, conçue dans la souffrance et la lucidité terrible du précaire, contient, malgré tout, le caractère miraculeux de toute rencontre. Rencontre de l’arc-en ciel non exilé du tableau (Rituel, 119)[4], des oranges primevères dans la fête du monde (Rituel,119), de la peinture, de la musique ou de la poésie. Dans un état d’accueillance, de disponibilité intérieure, tout peut devenir événement jusqu’à la chambre et le drap, le pain, la mousse, le renard, les herbages qui déteignent, la nudité des labours, la prune offerte dans une main. Telle est la beauté de l’ormeau solitaire. Telle est la couleur assourdie dans la floraison des bruyères, telle une douceur violette sur le violet sombre du fruit, la fleur fade du tilleul. Tels sont les oiseaux et les portes. Telle est la tendresse du bourgeon, la beauté des vieux jardins, le feuilletage de la terre. Traces, signes multiples, intermittents, convergeant vers l’affirmation d’une présence.
Tout, malgré la mort, reste émouvant lien à la vie. La parole rend compte d’un commencement, d’une présence au monde. Cette rencontre merveilleuse, c’est aussi et avant tout celle des mots et des livres, seule compagnie durant cette vie si particulière de maladie et d’exil. C’est aussi la rencontre des choses destinées à disparaître sous leur forme actuelle et qui partagent notre sort précaire entre la présence et l’absence, toujours en dérive d’être et c’est en cela qu’elles sont précieuses. L’expérience éphémère peut aussi être ressentie comme une fête, la fête de la vie : «  le jasmin fleur, alors, c’est autre chose ; pour la première fois de ma vie j’ai senti son odeur dans un cloître en Sicile, elle reste mêlée de chaleur et de volupté » (L’Incertain, 41). La poésie est ainsi liée au plaisir, à la joie car elle est là (43), la poésie permet un rapatriement pour l’exilé, elle donne habitation, tiédeur du corps et des sens.
Et puis le corps a tellement représenté la fermeture, l’incarcération qu’il en est devenu porosité, ouverture : « le corps, il circule, souple » (L’Incertain, 18). S’ouvrir fermée. Nier l’attachement sans en être au détachement. Perdant le soi dans la création, nous nous trouvons au bord du bois, du silence qui veut marcher, nous sommes toujours vivants et morts, celui-ci et tout autre, moi et non-moi. Vivre, c’est se vivre vivant et mourant, c’est vivre-mourant. Dès lors que l’on devient l’accueil, tout nous accueille.
Plotin disant « je m’efforce de faire remonter ce qu’il y a de divin en moi à ce qu’il y a de divin dans le tout » exprimait déjà cette symphyse entre macrocosme et microcosme qui devient dans la poésie de Marie-Claire Bancquart l’immanence débordante d’un vers-pli élargi à la dimension du monde. Et le poète va réenchanter le monde. Et le malaise d’être est compensé par toutes les relations au monde organique : plantes, feuilles, lièvres. La poésie devient une certaine façon d’échanger avec le monde. Ecrire c’est aussi s’effacer derrière la voix du monde. Le véritable effacement permet d’être un transmetteur, un passeur et écrire de la poésie, c’est peut-être posséder cette capacité de s’oublier soi-même afin de se nourrir de ce que le monde offre. Fluidité générale de l’univers, échange permanent. La moindre chose renvoie au cosmique. D’où, malgré la souffrance et la mort, le bonheur de ce lien à toutes choses réunies joyeusement au courant général. Par la porosité, l’intervalle se réduit, les formes du monde se déplacent sans arrêt l’une vers l’autre, l’une dans l’autre, et nous parcourons le monde prêts à la vie éparse. Partage du corps avec les animaux, avec le monde minéral ou végétal. Fusion comme symbiose avec le monde. Le poète s’ouvre au monde et aux éléments cosmiques. On ne voit plus les frontières nettes et figées qui partagent les royaumes de la nature. Il y a transmutation de certaines formes en d’autres, dans l’éternel inachèvement de l’existence. Il n’existe pas de cloison entre les règnes, le poète participe de tous les éléments et il est mêlé au monde. Le corps du poète est un corps-monde élargi aux dimensions de l’univers, zone de passage, zone passagère, en-suspens, point d’équilibre, de déséquilibre, tension entre ciel et terre. Un corps traversé de tensions, un corps élémentaire, d’air, d’eau, de feu et de terre : «  l’idée que je puisse fondamentalement être différente des animaux et des plantes ne m’a jamais effleurée. Ils m’ont bien rendu cette sympathie. Leur sollicitude, celle des livres et puis les rencontres humaines m’ont apporté tellement que je considère après toutes ces années avoir connu des bonheurs autres peut-être mais au total aussi considérables que ceux des autres vies » (Sud, 27). «  Le monde du corps nous met finalement en circulation avec une sorte de sacré » et la fascination du monstre, c’est la fascination du mélange des règnes, de l’hybridité, du passage d’une forme à une autre dans les métamorphoses ou anamorphoses de la vie, vers la fusion avec le cosmos. Le poète appréhende en totalité dans l’échange métamorphique de règne en règne. Novalis écrit : « pour devenir, l’arbre se change en flamme qui fleurit, l’homme en flamme qui parle, l’animal en flamme qui marche ». Immergé dans le tissu des choses et des êtres, le poète se sent contenir un infini. L’inspiration, c’est alors le sens de l’univers, le sentiment de la nature, l’expérience du Tout. Le poète emmuré dans son corps, se fait un corps à la mesure du monde... Et de la naissance à la mort persiste cette tâche poétique, l’affleurement de l’infini dans les plus profondes épreuves.

©Béatrice Bonhomme


[1] Je m’appuie pour cette étude sur Explorer l’incertain sous le signe : l’Incertain, suivi de la pagination du tapuscrit original envoyé par l’auteur.
[2] Revue Nu(e) numéro 14, mars 2001, entretien avec Richard Rognet, p. 11-19.
[3] Autre Sud, numéro 9, Juin 2000, consacrée à Marie-Claire Bancquart. Entretien avec Bernard Mazo, p. 23-34.
[4]Extraits pris dans Rituel d’emportement, poèmes 1969-2001., Obsidiane et le temps qu’il fait, 2002.