Quels droits la société a-t-elle sur nous ?
Vous avez accepté les règles de la société
Le « don » fait par la société à l’individu permet d’exiger de l’individu une contrepartie à ce don. Il correspondrait dans certains cas aux prestations fournies par l’État et dans d’autres aux bénéfices tirés d’une société libre.
Les prestations fournies par l’État
Soulignons ici qu’au travers des prestations fournies par l’État et du « remboursement » de celui-ci par l’impôt, des individus (non consentants) se rendent des services. Celui qui finance l’État par ses impôts « rend un service » à celui qui bénéficie ensuite des prestations ou allocations que cet impôt aura permis de créer.
En somme, il serait légitime d’exiger d’une personne qui aura bénéficié du financement, par l’ensemble des autres, d’un service rendu ou d’une allocation versée par une administration publique qu’elle « rembourse » les autres membres de la société en finançant d’autres prestations de l’État.
L’existence de cette obligation implique cependant qu’une telle dette n’ait pas déjà été payée.
Il ne suffira donc pas d’être bénéficiaire de prestations publiques pour être débiteur de l’État : il faudra considérer, au regard des prestations reçues et de la contribution de l’individu à leur financement, un solde global, créditeur ou débiteur.
Ici, comme ailleurs en effet, il est possible de retrouver un principe plus général dont le principe de remboursement n’est que l’application. Le principe général en cause ici est l’exigence d’équilibre des prestations fournies, c’est l’absence de cet équilibre qui est à l’origine de la dette, c’est le retour de cet équilibre qui aboutit à son extinction. Or, permettre à une personne globalement débitrice d’une autre d’obtenir d’elle le financement d’un service ou d’une allocation, non seulement ne pourrait se prévaloir de l’exigence d’équilibre, mais en serait même la négation en éloignant de l’équilibre visé.
Ce raisonnement serait également valable si l’analyse des rapports entre individus par l’intermédiaire de l’État était remplacée par les rapports entre l’État et l’individu. Imposer à un contributeur net le paiement d’une somme dont les profiteurs nets viendront tirer un nouveau profit est doublement contraire au principe d’équilibre dans les rapports de l’État et du contributeur net et dans ceux de l’État et des profiteurs nets.
Il résulte de l’application rigoureuse du principe d’équilibre que dans une situation initiale anarchique où aucune prestation étatique n’a été fournie, et où aucune personne n’est la débitrice d’aucune autre, il n’est pas possible d’astreindre légitimement quiconque au financement de quelque prestation étatique que ce soit. La première prestation étatique ne pouvant alors être offerte, il ne pourra être réclamé par la suite un « remboursement » de celle-ci.
Cependant des contributions équivalentes conçues simultanément pourraient former une exception acceptable à la condition que les obligations réciproques ainsi reconnues soient profitables à l’ensemble des personnes qui y sont soumises. Ce pourrait être le cas, par exemple, de la défense du pays face à une agression armée. Par contre, il serait absurde d’instituer des obligations réciproques dont il résulterait un mal pour tous, même si ce mal était également réparti.
Pour faire la mesure de l’équivalence des prestations, il est possible de mettre en balance les impôts et autres prélèvement obligatoires versés d’un côté et les allocations reçues de l’autre et d’ajouter à ces dernières les prestations en nature fournies grâce au fonctionnement des services publics. Pour exprimer en monnaie la prestation apportée par un service public à tout un chacun, on pourrait, par convention, tenir compte de la dépense qui a permis leur financement et diviser celle-ci par le nombre d’individus.
Remarquons cependant que l’exigence d’un principe d’égalité de tout un chacun à l’égard du financement des prestations étatiques devient vite un casse-tête quasi insoluble dès lors que l’on tient compte de la subjectivité humaine. S’il est relativement simple de prévoir des obligations et des prestations égales pour tous en quantité, comment prendre en compte le fait que ceux qui subiront ces dépenses et recevront ces prestations n’en retirerons pas les mêmes peines et satisfactions ?
De plus, et ce n’est pas sans rapport avec ce qui précède, une obligation ne nait pas simplement de la fourniture d’un service antérieur et équivalent à l’obligation qui est imposée mais du consentement à l’échange de deux biens ou services. Nous examinerons particulièrement ce point dans la deuxième partie de notre analyse.
Ces questions mises à part, l’application cohérente du principe « vous devez rendre à la société ce qu’elle vous a donnée » conduit donc soit au refus de toute obligation étatique (logique anarco-libérale), soit à l’acceptation de celles-ci dans le seul cas d’obligations également profitables à tous, ce qui condamne toute idée de redistribution des richesses (logique libérale classique).
Bénéfices tirés des échanges libres dans le cadre de la société
En raison de la loi des avantages comparatifs et des bienfaits de la division du travail, les hommes profitent d’un plus grand nombre de biens et services en participant à un marché libre que s’ils devaient les produire pour eux-mêmes. Ce phénomène s’étend au-delà des échanges économiques et de leurs conséquences matérielles : les satisfactions d’ordre moral, intellectuel ou psychologique que l’homme retire de ses relations quotidiennes avec ses semblables sont au moins aussi grandes.
À un moindre degré, l’association de deux individus leur permet de bénéficier de l’exécution d’un contrat conclu hors de toute contrainte. L’équilibre dans un contrat entre les prestations fournies n’existe pas au niveau de l’individu car s’il y avait pour lui un équilibre entre le coût de la prestation qu’il fournit et la valeur de celle qu’il reçoit, il n’aurait pas d’intérêt à conclure le contrat.
L’un des associés serait-il fondé à réclamer à celui avec qui il a échangé ou travaillé une compensation en raison du gain lié pour ce dernier à l’association ? Dans ce cas, son compère pourrait lui en demander autant en présentant les mêmes arguments.
Un raisonnement dont il est possible de tirer des conclusions opposées dans la même situation n’a pas de validité. Alors, pourquoi une logique semblable est-elle si souvent acceptée lorsqu’elle permet d’opposer la société à un individu isolé ?
La « personnification » de la société est au cœur de l’explication. Les accords passés par l’individu avec d’autres individus sont alors considérés comme des pactes passés avec la société, entité abstraite mais néanmoins personnifiée. Il ressort d’un tel changement de perspective que la société, appréhendée globalement, n’avait qu’un faible besoin des prestations fournies par l’individu en question. En revanche, l’ensemble des biens et services reçus de la société « dans son ensemble » par ce dernier en échange du travail qu’il a fourni était pour lui vital : leur suppression conduirait à son dépérissement. Au final, l’impression que la société aurait fait un « don » à l’individu, don dont il serait légitime d’exiger le remboursement, ressort d’une telle représentation.
En revenant à la description des échanges entre individus, en se souvenant surtout que ce sont bien des êtres des chair et d’os qui recevront les prestations censées rembourser la « société », la nature arbitraire et absurde d’une telle argumentation apparait pourtant au grand jour :
- arbitraire dans le choix du contribuable puisque il aurait été possible d’envisager une solution exactement inverse à celle retenue avec les mêmes arguments (il aurait été ainsi possible d’opposer à la société les bénéficiaires de la prestation ainsi justifiée et d’en faire des contributeurs. Le cumul de remboursements opposés reproduirait quant à lui la situation initiale) ;
- absurdité des conséquences de ce choix qui s’opposent aux principes en vertu desquels la solution a été retenue (le remboursement imposé à une des personnes dans sa relation avec « la société » conduit à accroitre, sans contrepartie, pour les autres les avantages que la société leur aura procurés).
Appliquer un tel principe aboutit à sa propre négation, ce qui lui retire toute validité.
Il n’est pas rare, quand il est question des revenus de vedettes du cinéma ou de la chanson, ou des émoluments de grands sportifs, de voir s’exprimer de violents désirs de captation fiscale, sans parler de l’indignation manifestée en cas de départ d’une telle vedette vers des cieux plus cléments fiscalement : « Vu comme ces cochons s’engraissent grâce à nous, ils doivent bien nous en rendre au moins la moitié ! »
Ceux qui font ces réflexions devraient, juste après s’être payé un café au bistrot du coin, réclamer le prix du café au patron. Ils n’auront qu’à ajouter : « Grâce à moi, vous êtes plus riche de deux euros. Vous me devez donc deux euros. »
Le patron leur rira au nez ? S’ils n’ont pas rougi d’exprimer le désir de se voir attribuer une part du revenu de vedettes fortunées en employant un raisonnement semblable, pourquoi la honte d’être inepte devrait-elle les gêner dans ce cas ?
Autres exemples
Les autres exemples concernent surtout les bienfaits pour les générations actuelles des actions des générations passées. Peuvent-ils, contrairement aux exemples précédents, légitimer des contraintes pour les générations actuelles (au profit a priori des générations futures) ?
Là encore, on peut distinguer parmi ces bienfaits ceux qui ont pour origine la contrainte de l’État ou l’exercice de la liberté.
Si le bienfait provient de la contrainte étatique, une nouvelle contrainte comparable entrainant les mêmes avantages pour l’avenir serait légitime si la première l’était (or a priori, elle ne pourrait l’être, les générations suivantes n’ayant pas de droit sur ceux qui les précédent). À défaut, les effets bénéfiques aujourd’hui d’une contrainte passée illégitime ne prouveraient pas le bien fondé de son maintien. Ce qui a été injuste dans les rapports des générations passées et de la génération actuelle, le sera tout autant dans les rapports de la génération actuelle et de la génération future.
Dans le second cas, il suffit de constater que les bénéficiaires de la liberté antérieure s’acquitteront, à l’égard des générations futures, des mêmes « obligations » en recourant au même moyen : la liberté. La question est plus difficile si le bienfait né dans la liberté relevait du don. C’est le cas de l’ensemble des services rendus volontairement par des parents aimants à leurs enfants. Si ordonner en retour aux enfants d’aider leurs parents dans leurs vieux jours est une contrainte dont la légitimité apparait sans doute plus grande que dans tous les exemples précédents, les libéraux s’y opposent en expliquant que l’enfant n’étant pas en mesure de consentir à cet échange de services, cette obligation est contraire à ses droits.
C’est en définitive, la réfutation la plus générale que les libéraux font au principe « vous devez rendre à la société ce qu’elle vous a donnée » : dans chaque exemple, l’individu n’a pas choisi d’accepter le principe de l’échange entre ce qu’il reçoit et ce qu’il devra livrer. Ses obligations étant fixées quoiqu’il arrive, il profite simplement des contreparties qui lui sont offertes.
À cet égard, parmi les obligations envers la société, seules celles fondées sur le contrat pourraient pleinement satisfaire les libéraux. L’acceptation des règles politiques, supposée avoir les mêmes conséquences qu’un contrat, est d’ailleurs l’autre grand thème sur lequel s’appuie la défense des droits de la société sur l’individu et peut être résumé par la formule : « Vous avez accepté les règles de la société dans laquelle vous vivez. »