Les Mystères de l'Orient, Egypte-Babylone, Dimitri Mérejkovsky, Editions Delphica / L'Age d'Homme, 2010, 297 pages, 28 euros
« Si, en entrant aujourd'hui dans une société de gens « comme il faut », vous faisiez le signe de la Croix, on vous prendrait, dans le cas le plus favorable, pour un fou et, dans le pire, pour un imposteur. Je ne suis pas un imposteur : ce que je fais actuellement m'est trop préjudiciable. Celui qui écrit veut avoir des lecteurs, car « il n'est pas bon pour l'homme d'être seul », surtout en matière de religion. L'écrivain aime son oeuvre comme son enfant, et voici qu'aux yeux de la plupart de mes lecteurs, en mettant mon livre au nom de la Sainte Trinité, sous le signe de la Croix, je le détruis aussi sûrement que si je le jetais au feu. Mais qu'y faire ? Je ne puis agir autrement. Je fais ce petit sacrifice à ce qui est tout mon amour, toute ma foi. Que ce livre, mon enfant, se consume donc, infime holocauste à la gloire des Trois ! » (p.7)
Première partie du maître ouvrage de Dimitri Mérejkosky, Atlantide-Europe ou le Mystère de l'Occident, Les Mystères d'Orient forme pourtant un texte suffisamment puissant par lui-même. Hymne à l'incompréhensibilité trinitaire, se formant en trois parties (en comptant la détonante préface) ces lignes tracent la carte d'un invisible voyage au cours duquel l'Egypte antique et Babylone nous deviennent spirituellement contemporaines.
Le livre s'ouvre et s'enracine dans l'actuel le plus proche alors de Mérejkovsky. Sécularisation matérialiste et athéisme d'état. Une immense vague rouge et noire de violence, de crime, de folie et de mépris s'élève face à lui, comme face à tous ceux qui comme lui, en Russie et ailleurs, avaient cru en l'idéal d'une justice humaine équilibré qui tiendrait compte des exigences et de la liberté de l'Esprit.
La plupart du temps, les livres des érudits ne servent à rien, mais surtout à personne. Le cher Fedorov avait bien raison lorsqu'il martelait que la division de l'humanité la plus néfaste est celle qui se fait entre les lettrés et les ignorants... Toutefois, en dehors du fait qu'ils ne nourissent que leurs semblables, les livres des érudits servent parfois à offrir à certains lecteurs, yeux et coeurs décillés, des étincelles de vie spirituelle. Ainsi Mérejkovsky qui parcourut les ouvrages spécialisés sur l'Egypte et Babylone avec la torche crépitante de sa foi russe et qui construisit en lui et pour lui une historiosphie radicale !
Ce livre n'est donc pas un ouvrage d'érudit. C'est un livre, malgré son « âge », urgent et brulant. On peut ne pas adhérer à l'entièreté de la vision de l'écrivain mais il est impossible de ne pas voir que chaque ligne est d'une infinie sincérité, qu'elle n'est pas dépendante d'une recherche sèche et aride, que chaque mot est une vision intérieure d'une grande pureté. Voici un ouvrage de personnalité, d'hypostase :
« Si Dieu est un et personnel, il ne peut pas ne pas ressusciter ce qui est un et personnel... » (p.260)
Une main invisible, fulgurante comme l'éclair, qui d'Orient en Occident illumine et ravage, guida surement notre écrivain :
« Nous lisons le livre du monde comme des illettrés, sans quitter la page du regard et en suivant les lignes du doigt, et ce n'est que lorsqu'une main, rapide comme l'éclair, tourne la page, que nous apercevons quelque chose « écrit à côté, en marge ». (p32)
Ce qui s'écrit en marge et qui à la fois révèle et est révélation, c'est une glose inspirée. Nous voici donc avec, sous les yeux, le rapport, sous la forme d'une collection de gloses inspirées et fulgurantes, d'une incursion intérieure de sophiologie historique. Remontant à l'Egypte la plus antique ainsi qu'à Babylone Mérejkovski ne donne pourtant jamais dans la rêverie romanesque. Tout de la réalité spirituelle et historique de ce qui est évoqué (ou plutôt « invoqué ») nous devient strictement « contemporain » parce que cela le devint pour l'écrivain. Difficile de ne pas sentir que le texte qui s'écrivait par sa main sous ses yeux lui révélait intérieurement une source ineffable, le transformait à mesure... Le cheminement se fait par secousses sismiques intérieures, transportés par l'éclair nous devons suivre les sauts de l'écrivain-voyant...
En tout ceci nous pouvons sentir également l'influence extatique de cet autre « personnalité » russe que fut Vassilli Rozanov. Non seulement dans les réflexions hallucinantes de Mérejkovsky sur le sexe dans la religion et le monde (sexe et anti-sexe, eros et anteros...), non seulement dans les références explicites à Rozanov, mais surtout, en réalité, dans la composition de ce texte. Car, oui, vraiment, dans cette oeuvre là, comme le souhaitait Rozanov, le texte excède le livre-objet, l'imprimé !
« Ce livre est un regard que je jette en arrière, très loin, jusqu'au commencement des temps, car c'est là que commença ce chemin de l'histoire universelle que nous avons brusquement abandonné. » ( p.54)
Chaque partie, composée par de petits textes qui sont autant de paragraphes-chapîtres s'enchainant suivant une logique énergétique interne. Les références à la vie spirituelle de l'écrivain renvoies à l'Egypte mystérieuse qui elle-même éclaire les intuitions contenues dans les livres contemporains. Le texte qu'il écrit lui révèle et lui dévoile la vie du monde à l'intérieur de lui, dans sa personne intérieure.
Si Babylone et l'Egypte furent des préfigurations, des ombres de la geste christique, Mérejkovsky, pressent bien que le tout de cette révélation salvatrice n'est pas encore accompli, qu'il reste bien des épreuves et des souffrances, des fausses voies et des espérances folles autant qu'illusoires.
« Osiris n'est que l'ombre du Corps invisible. Mais cette similitude du Corps et de l'Ombre est le plus insondable mystère de l'Egypte. » (p.107)
Mais, il ressent aussi que ce que certains écrivains vivent intérieurement et restituent par le verbe peut également être une ombre lumineuse de la vérité christique dans ce monde.
« D'après Héraclite « l'homme, dans la mort, allume lui-même sa lumière ». Voilà pourquoi au fond du trou « brilla quelque chose » - la lumière de la Résurrection. Héraclite, vingt-cinq siècles avant Tolstoï, semble lui faire écho; et Tolstoï, cent siècles après l'Egypte antédynastique, semble lui faire écho aussi. Ne sont-ils pas plus péremptoires que toutes les preuves logiques ces vivants symboles, ces voix vivantes qui se répondent et se répètent au-dessus de tels abîmes de siècles et de nations ? » (p.120)
Par ce texte, ces incursions, ces questionnements, ces grandes négations et ses affirmations solaires, Mérejkovsky aura mêlé sa voix à celle de ces « vivants » qui, par l'énergie et dans l'énergie du logos se parlent, s'évoquent, s'apostrophent. Ces voix vivantes qui nous évitent une complète dissimulation du logos, qui allument quelque chose qui brille, immémorial, au fond du « trou » qu'est ce monde qui « fête » et « commémore » pour mieux oublier son amnésie.