La télé et l’État unissent leurs efforts pour promouvoir la TNT. L’expression « citoyen-téléspectateur » est officiellement devenue un pléonasme.
L’ignoble génie Louis-Ferdinand Céline avait sa manière bien à lui de lire les journaux. « Je regarde les publicités, puis les nécrologies. Comme ça, je vois ce que désirent les gens, puis qu’ils meurent ! »
Nous nous proposons donc de partager avec les lecteurs de Retour d’actu un petit exercice d’analyse de publicité. En prenant un très bon exemple, la campagne de communication entourant le passage à la Télévision numérique terrestre (TNT), qui a l’avantage d’être une campagne publique, c’est-à-dire financée en grande partie par nos impôts.
« Le passage au tout numérique est une évolution aussi majeure que l’arrivée de la couleur à la télévision », nous annonce-t-on benoîtement sur le site du ministère de la Culture, à propos de cette « télévision du futur » (car futur rime avec culture). Il s’agit donc, à première vue, d’une véritable conversion qui est en cours.
Mais pas jusqu’à transformer la télé en quelque chose d’intéressant, non, tout de même pas : dans les objectifs affichés de la TNT, il n’est nullement fait état d’une quelconque amélioration des programmes. Le problème est même évité avec une certaine virtuosité, par un listage de détails techniques : « Plus de chaînes, une meilleure qualité de réception, d’image et de son, de nouveaux services audiovisuels, etc. »
352 millions d’euros pour militer pour la TNT
Bref, que de l’indispensable, de l’efficace, de l’explosif, de la dynamite. De l’américain. D’ailleurs, le gouvernement nous indique bien que nous sommes – encore ! – en retard sur les États-Unis, ce si grand pays dont nous avons tant de choses à apprendre, qui vient « d’effectuer (son) passage au tout numérique dans la nuit du 12 au 13 juin 2009″, comme le commente sobrement, non sans mélancolie, le ministère de la Culture (anglo-saxonne ?).
Mais vous me demanderez le coût de cette campagne ? Oh, tout à fait modique. Selon le site du ministère de la Culture (et on connaît les liens sacrés qui unissent la télé et la culture), la facture s’élève à 352 millions d’euros, dont 277 millions au moins aux frais de l’État (soit l’équivalent du coût de construction d’une vingtaine de collèges, le financement de plusieurs années d’allocation personnalisée d’autonomie à l’échelle d’un département, plusieurs dizaines d’années de salaires pour une centaine d’enseignants, etc., mais arrêtons-nous là, ne soyons pas mauvais esprit).
Dans cette somme, « le gouvernement consacrera 40 millions d’euros pour aider la tranche la moins aisée des 5% de la population qui ne pourra pas recevoir la TNT par voie hertzienne à cause de sa situation géographique (zones de montagnes, cuvettes, etc.). Dans ce cas, il est nécessaire de s’acheter une parabole (250 euros) qui permet de la recevoir par satellite. » On comprendra que c’est d’autant plus important de recevoir la TNT en temps de crise ; il faut bien que nos 4 millions de chômeurs puissent se distraire, surtout s’ils font partie de ces défavorisés qui n’ont pas l’insigne honneur de pouvoir consulter hertziennement ce robinet intarissable de la blablaterie mondiale (appelé aussi « télévision »).
La pub nous donne très sympathiquement des ordres
Attardons-nous sur le type de langage employé sur ces affichettes publicitaires. Comme dans toute pub, le propos est court, clair et le point d’exclamation fréquent. « Équipez-vous pour passer au tout-numérique ! », nous enjoint sympathiquement l’une de ces pubs. Quelques lignes plus bas, le slogan est presque martial : « Tous au numérique ! » Surtout, il faut éviter les points de suspension, les sous-entendus, bannir la moindre ombre de non-dit. On n’est tout de même pas là pour faire douter, ni réfléchir, mais encourager la diffusion d’une poignée de sources de revenus de grande ampleur, aussi appelées « chaînes de télévision ».
Jamais la communication gouvernementale n’a été si limpide : pour une fois, on ne nous cache rien, tout est d’une réjouissante et rassurante clarté. Apprécions cette prose de confiance : « Les foyers qui ne seront pas équipés d’un mode de réception de la télévision numérique, quel qu’il soit, au moment où la diffusion analogique s’arrêtera, ne recevront plus la télévision (écran noir). » Écran noir… Il y a une véritable inspiration anti-poétique dans cette précision ultime : une télé qui ne marche pas, concrètement, cela signifie que l’écran reste noir. On aimerait que le mode de calcul du RSA ou la manière avec laquelle sont ponctionnés nos impôts soit si agréable à lire. On aimerait que dans d’autres domaines, les publicitaires fassent de si touchants efforts pour nous paire parvenir à la Compréhension.
L’impératif souriant
L’utilisation quasi-systématique de l’impératif vaut aussi le détour : « Si vous recevez actuellement 5 chaînes maximum par une antenne râteau, vous devez impérativement vous équipez d’un mode de réception numérique. » Oui, vous avez bien lu : impérativement ! C’est un ordre ! Enfin, un « ordre sympa », nouveau type d’ordre inventé récemment. Jouissez de la télé ! Numérisez-vous, désanalogisez-vous, équipez-vous, sinon, comme le dit toujours le texte de la publicité : « Plus de télé après le 8 mars ! » Horreur ! Entendez-vous ce mépris bienfaisant ?
L’analyse du graphisme de la publicité nous apporte également de nombreux éléments. Les téléspectateurs potentiels, c’est-à-dire les Français, sont représentés par deux drôles de figurines dont il est difficile de savoir laquelle représente l’homme et la femme (si toutefois une telle distinction a encore un sens dans notre monde de bisounours). Leur tête est en forme de téléviseur. Sans bras, ils ne disposent que d’œils pour recevoir des informations.
Liberté, égalité, fraternité.
Le message devient donc : vous devez impérativement asservir votre œil à la nouvelle génération technologique de matériel qui vous permettra de continuer à persister dans l’activité télévisuelle. Les téléspectateurs Français, patriotes pour le coup, ont bien saisi le message : d’après Médiamétrie, ils ont passé en moyenne 3 heures 39 minutes par jour devant leur télévision en 2010. Un véritable acte de foi, un don gratuit, désintéressé de temps de cerveau disponible de la part de nos concitoyens, un effort national. Tout cela afin que ce même cerveau, passablement relaxé, massé, détendu, rendu totalement incapable du moindre acte de résistance par des programmes de plus en plus ouvertement affligeants et désespérément moraux, soit, au bon moment, abreuvé, arrosé, aspergé de messages publicitaires qui auront sur sa spiritualité et la formation de son goût à peu près autant de dégâts qu’une bastonnade en bande organisée.
C’est plus cher de chercher un emploi que de se renseigner sur la TNT
D’où le malaise qui nous étreint lorsque cette télévision qui va nous faire aimer l’an 3000 nous est vendue avec force sourire, par une campagne légitimée par ce qu’on appela un jour la « Grande Nation », et affichée aux couleurs bleu-blanc-rouge. Enfin, pour nous rassurer, n’oublions pas ue chose : pour une fois, les DOM-TOM ne seront pas négligés. Vous savez, ces contrées éloignées qu’on ne prend jamais en compte dans les statistiques du chômage. Ces endroits où, paraît-il, la nourriture est chère, où il y a eu des révoltes, récemment. Eh bien s’il y a un domaine où l’État sera irréprochable envers ses DOM-TOM, c’est dans l’accession à la sainte numéricité.
Dans le même ordre d’idées, pour soutenir la télé de demain, un numéro de téléphone a été créé spécialement, au prix d’un appel local. A tout hasard, rappelons que passer un coup de fil à Pôle Emploi coûte 15 centimes la minute. D’une certaine manière, il est donc plus cher de chercher un emploi que de se renseigner sur la marche à suivre pour passer à la télé numérique. Conclusion : le passage à la TNT est une cause d’intérêt national au moins aussi importante que la lutte contre le chômage.
L’idéologie du « tout-est-télé »
On peut également jeter un œil sur cette superbe publicité :
C’est officiel, c’est annoncé, financé, matraqué par une campagne gouvernementale : l’idéologie de la France, principalement, c’est le tout-est-télé. Tout le reste est fioritures, personnalités politiques, mouvements d’opinions : tout cela n’est plus que de la nourriture pour ce gros animal qu’on appelle le tout-est-télé. Ce gros animal qu’on gave et qui n’arrête pas de grossir, puisqu’on passe de 6 chaînes dans l’Ancien Régime à 18 chaînes gratuites dont certaines en haute définition !
Il faut vivre en voyant en face la manière perverse avec laquelle nous unissons les deux entités que l’on appelait naguère « État » et « médias » en Spectacle généralisé intégrant petit à petit tous les moyens techniques disponibles. Et ne pas oublier que derrière chaque progrès technique, utilitaire, confortable, distrayant, se cachent de toutes autres intentions : endormir, surveiller, gérer, exploiter, transformer le maximum de matière vivante disponible en ratio de solvabilité positif. Parmi mille autres signaux, on peut voir dans cette campagne que la télé, le Spectacle, ont enfin acquis leur véritable statut : celui d’une drogue dure, et peut-être même la drogue des drogues. La vie comme falsification intégrale. La vie vue, et rien d’autre.
Il ne vous reste plus, après cet exposé, qu’à lire attentivement une page de nécrologie. Mais si ça vous saoule, zappez.