L’éthique est à la mode : qui ne s’en réjouirait, au moment où chacun s’insurge contre telle ou telle dérive « immorale » ? Mais cette mode éthique marie le bon grain et l’ivraie : il faut discerner la vraie et la fausse éthique. Pour parler d’éthique, il faut une liberté de choix : seul un homme libre pose des choix éthiques. Et pas les entreprises en tant que telles et encore moins l’État. Or en France, l’État prétend s’en mêler et impose des règles « éthiques » aux entreprises. Nous voilà en pleine « éthique d’État », ce qui est de l’anti-éthique. Les hommes de l’État sont-ils, en outre, les mieux placés pour nous donner des leçons de morale ?
Finance éthique, consommation éthique, entreprise éthique
La mode éthique, venue d’Amérique, a atteint l’Europe depuis une bonne vingtaine d’année. Elle se décline en éthique financière, éthique de la consommation, éthique en entreprise. L’éthique financière consiste à ajouter aux critères habituels de choix de placement de l’épargne le souci de la destination de cet argent, du point de vue moral. On tiendra compte par exemple des questions de discrimination, ou de gestion d’environnement, ou de questions sociales, ou sociétales, de l’existence d’un mécénat, bref en général de la façon de traiter les « parties prenantes ». Les placements reposant sur des critères de morale religieuse (finance islamique, fonds d’inspiration chrétienne, …) reposent sur la même logique.
La consommation éthique implique au départ des contraintes qu’on s’impose à soi-même : c’est la vertu de tempérance, l’utilisation modérée des biens, pour ne pas être dominé par les seuls instincts. L’évolution récente est différente : c’est désormais le comportement éthique du producteur ou du commerçant qui prime, un peu comme dans les placements éthiques, et on écartera ainsi (voir certaines campagnes de boycott visant Nike ou Gap), par exemple, les entreprises qui font travailler les enfants ou celles qui polluent nos fleuves ou nos océans.
L’éthique en entreprise, l’éthique des affaires, pose des problèmes de vocabulaire. Il est question en général de l’éthique de l’entreprise, comme si une société avait une morale. Seules les personnes font des choix éthiques. L’éthique de l’entreprise n’existe donc pas ; il y a en revanche une éthique de l’entrepreneur, du salarié, de l’actionnaire, du fournisseur, etc. L’autre terme à la mode est celui de « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE) et ici apparaissent d’autres ambiguïtés : que signifie le terme « social » ? Au sens des questions sociales, concernant les salariés, ou au sens plus large de sociétal, donc pour toutes les parties prenantes (stakeholders), des clients aux salariés, des fournisseurs aux actionnaires ?
« Dieu seul est infiniment libéral »
Mais la première responsabilité sociale de l’entreprise n’est-elle pas de survivre et donc, comme disait Milton Friedman « de faire des profits » ? Est-ce que cela exclut d’autres préoccupations, passant des actionnaires (shareholders) aux parties prenantes (stakeholders) ? Ce n’est pas incompatible : mieux traiter ses salariés, pour développer leur attachement à l’entreprise et leur productivité, c’est bon pour les actionnaires comme pour les salariés. Améliorer son image de marque auprès des clients, que l’on fidélise non seulement par la qualité des produits, mais aussi parce que l’on a fait du mécénat ou que l’on respecte mieux l’environnement, cela n’est pas incompatible avec la hausse des profits, au contraire.
Mais ne peut-on craindre une instrumentalisation de l’éthique ? Y a-t-il de l’éthique quand on n’en recherche que les fruits et les retombées financières ? Kant nous a ici conduits à une impasse, comme le montre son exemple du « marchand avisé » qui se comporte honnêtement par crainte de perdre des clients : pour Kant, il n’y a là pas de vertu, puisque ce marchand avisé agit par intérêt. Thomas d’Aquin avait compris que la vérité était plus complexe : certes le bien doit être choisi pour lui-même, mais dans l’âme humaine tout est mêlé et nul, sauf Dieu, n’agit d’une manière totalement désintéressée (« Dieu seul est infiniment libéral » dit Saint Thomas, libéral au sens de libéralité, d’acte gratuit). Mais agir de manière éthique n’empêche pas d’avantager l’entreprise. D’autre part, il n’y a aucune incompatibilité entre éthique et intérêt personnel : c’est le marxisme qui a fait croire que par nature l’intérêt personnel était immoral. Mais, comme l’a remarquablement démontré notre ancien collègue de l’université, le Père Pierre Coulange, il y a « une portée morale des actes intéressés ».
Il y a éthique et éthique
Qu’est-ce qui n’est pas clair dans la démarche éthique ? C’est la manière de définir l’éthique et le fait d’y associer l’État. Pour la définition de l’éthique, choix entre le bien et le mal, le défaut de la mode éthique est d’appeler éthique ce qui n’en relève pas : tout est baptisé éthique, depuis l’attitude face aux syndicats jusqu’à la non pollution des rivières, depuis le refus de la discrimination jusqu’à la formation professionnelle ou le mécénat. Or tout ne relève pas de l’éthique, mais parfois de la simple observation des lois, ou de l’existence de droits de propriété, ou du souci de trouver des clients, etc. Et fondamentalement, l’éthique, c’est ce qui est conforme aux normes morales naturelles, inscrites dans le cœur de l’homme, et ce qui respecte la dignité des personnes (et leur liberté de choix).
C’est là que se produit en France une dérive majeure, sans équivalent à l’étranger. L’éthique, par nature, relève d’un choix libre et personnel. L’éthique est ce qui va plus loin que la loi car la loi, comme disait Saint Thomas, « ne peut réprimer tout le mal qu’il y a dans le monde ». En France, l’orgueil fatal des hommes politiques les conduit à vouloir imposer, même à l’entreprise, des normes éthiques, tuant ainsi à la base la notion même d’éthique. L’éthique d’État n’est pas une éthique. Et on peut douter, compte tenu des dérives observées dans le monde politique, à commencer par la corruption, que les hommes de l’État soient les mieux placés pour imposer une éthique. Et qu’est-ce donc que la morale d’État ? Qui la définit ? Est-ce le politiquement correct ? Un vote du parlement imposerait-il une morale d’État ?
L’État, gardien de la morale ?
Comment cela se traduit-il en France ? Par une hypertrophie législative, par exemple en droit social ou de l’environnement ou des affaires. Mais il y a autre chose. Pour l’éthique financière, nous sommes le seul pays où l’État oblige des organismes (le fonds de réserve des retraites, l’épargne salariale, etc.) à investir dans les fonds de placements éthiques : obligation légale donc. Le « forum pour l’investissement responsable » recommande de faire de même pour l’assurance-vie ou le PEA !
Le même mouvement est en marche pour l’entreprise. La loi Grenelle de l’environnement est en débat autour de la « responsabilité sociétale et environnementale » des entreprises ; la commission Développement durable de l’Assemblée a entendu le Ministre de l’environnement sur ce point : le gouvernement veut imposer aux entreprises la publication d’un rapport sur la mise en œuvre de leur « responsabilité sociale ». Déjà depuis 2001 les mille entreprises cotées doivent rendre publics des rapports sur la prise en compte des conséquences sociales et environnementales de leurs activités.
Le Grenelle voulait l’étendre aux entreprises de plus de 250 salariés, donc même aux PME ; il est question maintenant de 500 salariés, mais aussi d’étendre cette obligation à d’autres, comme les mutuelles. Le poids de ces nouvelles obligations représenterait d’après Bercy deux milliards d’euros ! Mais surtout ces nouvelles mesures ruineraient définitivement la véritable éthique d’entreprise, transformée en banale obligation étatique. Certains dans la classe politique voudraient un « rapport annuel sur le développement durable », afin de repérer et redresser l’immoralité propre aux activités marchandes.
Ces initiatives viennent à point nommé, à l’heure où le rapport Sauvé attire l’attention sur les « conflits d’intérêts », c’est-à-dire la concussion et la corruption qui se généralisent dans les relations entre d’une part les élus et d’autre part les fournisseurs et soumissionnaires des marchés publics. Une commission d’enquête va permettre de mesurer le degré d’éthique de l’État en France.
L’économie de marché ne donne pas une prime à l’immoralité, elle ne fonctionne pas avec des pots de vin. S’il y a des contrats et des partenaires immoraux, c’est la responsabilité personnelle des acteurs qui est en jeu, et non le système marchand. L’éthique est individuelle, et non sociale. Les sentiments moraux sont le produit de l’éducation, et sont à la base de la richesse des nations (A. Smith). Si l’État prétend organiser la « moralisation du capitalisme », il fera disparaître et la morale et le capitalisme, qui ont besoin de liberté. Seul le système de marché prend en compte la liberté humaine, condition de tout choix moral.