Au mois de juin de l'année dernière disparaissait le philosophe américain Richard Rorty, connu pour être l'un des “meilleurs” représentants du “pragmatisme” américain. Dans l'entretien qui suit, donné au Monde en 1992, il explique brièvement en quoi consiste cette “philosophie”.
A l'heure où tous les intellectuels qui ont rompu avec le marxisme (en fait avec sa caricature althussérienne le plus souvent) revendiquent avoir désormais adopté une démarque “pragmatique” (à l'instar de l'historien Gérard Noiriel, par exemple), ces extraits sont instructifs…
- On a longtemps cru que la connaissance humaine constituait une représentation de la réalité. Descartes et Kant formulent les problèmes philosophiques en termes de représentation. Leurs interrogations tournent autour de questions du type ” Notre représentation est-elle adéquate à la réalité ? “, ” Comment pouvons-nous savoir qu'elle l'est vraiment ? “, etc. Or, c'est ce lien entre connaissance et représentation qui est aujourd'hui remis en cause. Le pragmatisme nous permet de nous défaire de cette manière de tout concevoir en termes de représentation. Nous devons cesser d'imaginer les relations des humains à leur monde comme un jeu de représentations. Le langage ne doit pas être considéré comme une représentation mentale, mais comme une capacité qui nous distingue d'autres animaux intelligents, et nous permet de réaliser des actions qui ne leur sont pas accessibles. Le pragmatisme considère donc le langage comme une capacité d'atteindre des objectifs supérieurs, hors de portée et même inconcevables pour les animaux qui en sont dépourvus.” En ce sens, le pragmatisme - qui a sa source dans les oeuvres de Charles Sanders, de Peirce, de William James, de John Dewey - et qui s'est renouvelé à l'époque contemporaine avec les travaux de Willard van Orman Quine, Hilary Putman et Donald Davidson - est un antiscepticisme. En effet, tant que vous êtes dans une pensée de la représentation vous demeurez sous la menace du scepticisme. Car il n'y a pas de réponse possible à la question de savoir si notre représentation correspond ou non à la réalité, à moins de recourir aux solutions idéalistes de Kant ou de Hegel. Le pragmatisme permet de renoncer à ces formes d'idéalisme tout en évacuant toute possibilité de scepticisme. […]
- Cela signifie-t-il que c'en est fini de l'utopie ?
- La tradition marxiste et post-marxiste nous avait habitués à croire qu'il fallait rompre avec la culture bourgeoise. Nous avions besoin d'une révolution pour que le monde soit enfin en ordre. De Marx jusqu'à Michel Foucault, je pense que nous avons été victimes d'un leurre. Nous n'avons pas à espérer un nouvel être humain, ni à rêver de casser les institutions, ni même à perdre notre temps à critiquer nos démocraties. A force de slogans nous avons oublié les vrais problèmes de tous les jours. Si nous, intellectuels, devons faire de la politique, ce n'est pas avec des concepts miraculeux mais dans le cadre des lois et face aux réalités présentes. Les sociétés complexes ne peuvent pas se reproduire si elles ne gardent pas intacte la logique de l'économie de marché ” - Cette forme de réalisme constitue-t-elle la face politique de votre pragmatisme ?- Tout à fait. S'il y a quelque chose de bon dans le pragmatisme, selon moi, c'est qu'il conduit à des positions modérées qui font du philosophe un meilleur citoyen, aussi bien dans la république des Lettres que dans la société démocratique.
- Le fait qu'il ne semble y avoir d'autre modèle économique envisageable que l'économie de marché ne vous attriste pas ?
- Non. C'est ainsi pour l'instant - et sans doute pour longtemps ! Jürgen Habermas a tiré nettement la leçon des événements qui se sont déroulés à l'Est en 1989 : les sociétés complexes ne peuvent pas se reproduire si elles ne gardent pas intacte la logique d'une économie de marché. Il faudra du temps aux intellectuels de gauche pour opérer le réajustement psychanalytique et terminologique susceptible de leur permettre de concevoir qu'il n'y a pas désormais d'alternative au capitalisme. Il faudra que la gauche sache devenir plus modeste : personne, de nos jours, ne propose mieux que l'économie de marché.
” Mais le système capitaliste ne va pas résoudre tous les problèmes de l'heure. Il va même renforcer les inégalités. Si la démocratie n'arrive pas à stopper la crise des pays de l'Est, le danger de renaissance du fascisme se profile à l'horizon. Dans ce domaine, je pense que les risques sont grands. Afin d'y parer il faudrait élaborer un système d'assistance pour les plus démunis. Sans quoi le passage à l'économie de marché peut conduire au désastre. Je ne suis pas économiste ni expert en questions sociales. Mais je suis convaincu que les intellectuels, au lieu de rêver à la fin du capitalisme, pourraient s'appliquer à réfléchir à ce genre de questions pratiques.
- A vos yeux ils devraient donc abandonner la théorie ?
- Non, mais la croyance selon laquelle une théorie détient pour demain la clé de tous les problèmes. C'est Karl Popper qui a souligné le point commun existant entre Platon et Marx : tous deux pensaient comprendre les forces cachées qui déterminent le destin des êtres humains. Platon soutenait que la justice ne pourrait régner que le jour où les philosophes seraient rois, ou bien les rois philosophes. Marx montrait que la justice ne pourrait régner que le jour où le capitalisme serait renversé par le mouvement irrésistible de l'Histoire. J'espère que nous arriverons à nous débarrasser de ce genre de convictions. Au lieu de nous attendre à des lendemains imaginaires, mieux vaudrait que la réflexion théorique puisse nous servir à combattre l'injustice dans l'expérience quotidienne. Par exemple, au lieu de discourir sur le travail comme aliénation, on pourrait se préoccuper des conditions de licenciement. Au lieu de s'interroger sur la division de la société en classes, on pourrait réfléchir aux manières de distribuer l'aide de l'État. Je suis persuadé que les intellectuels doivent cesser d'adopter une attitude critique radicale envers les institutions de la société. Ils doivent cesser de refuser les réalités. “