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La Morgue par Georges Brandimbourg.

Par Bruno Leclercq

La Morgue par Georges Brandimbourg.
La Morgue
A M. Jules Roques.
Oh ! Ceux qui s'en vont avecFaim au ventre et soif au bec !...(Marc Legrand)

Il descendait les boulevards, comme un homme qui n'est pas pressé. Il faisait une pause à tous les coins de rues, non pour laisser passer les voitures, mais pour inspecter la chaussée.Et il se baissait pour ramasser un bout de cigare.Et, mélancolique, traînant avec effort ses jambes branlantes dans son pantalon trop large, il continuait son chemin.Soudain, devant lui, il vit une grande clarté, rouge comme les incendies, avec des reflets d'or : un orchestre jetait à la rue les rythmes d'une valse. Et le vent qui giflait les arbres apportait au vagabond des frôlements de robes et l'écho des rires qui se heurtent.En face, une boulangerie, d'où s'échappaient d'enivrants parfums de pains chauds, ouvrait ses portes. Un écrasement de croissants torturés par une cuisson lente, dorés par la brûlante haleine des fours, attirèrent ses regards.Il s'arrêta.Un mitron, étranglé d'un mouchoir poussiéreux, vêtu à demi d'une cotte que dépassaient deux jambes osseuses excoriées de croûtes de pâte, apparut courbé sous le poids d'énormes pains longs, ronds, quadrillés, d'une teinte uniforme en leur coloration chaude, et grimés de farine comme le visage d'une vieille coquette.Il vit le mitron et pensa qu'on devait être bien heureux au milieux de tant de pains. Et longtemps encore il regarda l'amoncellement des petits pains aux raisins, de ces petits pains affligés de verrues noires.Plusieurs fois il tâta son gousset, mais seuls des bouts de cigarettes y reposaient mollement dans l'empoisonnante odeur des résidus de pipes.Alors, se tournant vers le bal, il se prit à penser...Le vent gémissait.« Allons ! Marche ! Ne t'arrête pas ! La bise siffle comme à l'oreille, une balle. N'entends-tu pas tes os craquer dans leurs glènes ? Allons ! Marche ! Marche ! Le froid te guette : c'est la mort ! Marche ! Marche ! Suis les grandes routes si longues, si longues, qu'elles semblent mener à l'immensité bleue ; marche toujours, toujours ! Tu n'atteindras pas les étoiles qui brillent dans le noir horizon. Marche ! Il n'y a pas de repos pour toi. »Mais lui n'écoutait pas le vent qui gémissait cela.Spectre ou cadavre, il n'entendait plus.Ses yeux maintenant glacés reflétaient le tourbillonnement des blanches épaules, et les éclairs du bal, et la fièvre des embrassements...
A l'heure où les « boueux » ramassent les ordures, il fut porté à la Morgue.Et ses yeux, qui avaient conservé en leur fixité étrange la sensation des choses vues, emplirent la Morgue d'une grande clarté, rouge comme un incendie, avec des reflets d'or.Et tout était rouge.Rouges, les murs où suintaient les larmes des endormis ; rouges, les chairs des assommés aux plaies béantes ; rouges, les yeux crevés ; rouges, les ventres tuméfiés ; rouge, la maigreur des affamés ; rouges, les rictus épouvantables des cadavres qui voient la mort...Et le vent qui balayait les rues glissa sous la porte, leur apportant le rythme de la valse, les frôlements des robes et l'écho des rires qui se heurtent.Puis, ses yeux glacés pleurèrent, comme en un dégel, et s'éteignirent : la Morgue devint noire.Alors, de la Seine qui coulait au pied des murs montèrent des bruits étranges semblables aux gémissements sourds des grandes douleurs...
Georges Brandimbourg.Courrier Français, 6e année, n° 27, 7 juillet 1889.

Brandimbourg dans Livrenblog : Brinn' Gaubast, Clerget, Morice... par Georges Brandimbourg.

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