J’avoue que j'y suis allée par obligation (la pièce est programmée dans de nombreuses salles de la région parisienne et je me serais culpabilisée d’en faire comme on dit l’impasse). Je suis heureuse d’avoir dépassé mes a priori. Je croyais connaitre le texte. Je l’ai redécouvert et j’applaudis avec enthousiasme une mise en scène précise, intelligente, lumineuse, servie par des comédiens parfaits.
Autant les Fourberies de Scapin revues et (très-trop) corrigées par Omar Porras m’ont agacée, autant le regard de Nicolas Liautard m’a éblouie. Il analyse d’ailleurs l’œuvre du maitre avec beaucoup de bon sens :
En 1666, Molière a 44 ans, Armande Béjart sa jeune épouse pour qui il écrit le rôle de Célimène en a vingt de moins. L’histoire nous dit assez clairement le dépit de l’homme de génie devant la légèreté de sa jeune épouse, son cocuage notoire, les quolibets dont il est l’objet de la part des petits marquis qu’il a tant moqués. Mais Molière, qui est autant philosophe que dramaturge, se trouve un antidote à la mélancolie en se moquant lui-même régulièrement : il est hypocondre comme Argan, il aime une femme depuis le berceau comme Arnolphe, il est économe comme Harpagon (comment ne le serait-il pas, lui qui est chef de troupe !), il aime par-dessus tout la jeunesse comme Scapin, il est cocu comme… Bref ! Il est suffisamment imprégné de la doctrine d’Épicure pour se regarder souffrir et en tirer une comédie.Nicolas Liautard a eu la bonne idée de placer un prologue, qui donne à la pièce une modernité légèrement décalée. J’y ai vu une réception dans les années 60 entre personnes de la haute société new-yorkaise dans un loft qui aurait pu appartenir à F. Scott Fitzgerald. Cette impression ne sera jamais démentie. Les costumes sont élégants, sobres et contemporains. Le milieu social est très aisé, le bon goût et l’élégance y sont des valeurs essentielles.
On imagine alors facilement un Alceste, homme raisonnablement sincère et franc, qui radicalise soudainement sa position pour pouvoir épancher une colère dont l’objet véritable est la légèreté de Célimène. Nous voici donc en présence d’un hypocrite malgré lui, qui se fait le chevalier de l’absolue sincérité. Voilà un beau sujet de comédie, et voilà un grand enseignement pris chez les Grecs : une vertu sans mesure est vice risible.
Malgré l’absence de paroles on reconnait immédiatement Célimène, furieusement sexy dans une robe de satin rouge. Et on se dit que cet homme aux chaussures blanches (Sava Lolov) pourrait bien être Alceste. Chemise ouverte, démarche nonchalante, il fait penser au Serge Gainsbourg amoureux d’une jeunette. Il pourfendra l’hypocrisie avec l’énergie d’un toréador. Eric Berger est Philinte, dont il campe une interprétation à la Jim Carrey, faisant mine de marcher sur des œufs pour ne pas provoquer l’ire de son (ex)ami. J’ai cherché tout le long du spectacle où je l'avais vu auparavant. C’était Tanguy, dans le film d’Etienne Chatiliez pour lequel il fut nominé en 2002 le César du meilleur espoir masculin.
La joute verbale de la scène 2 entre Alceste et Oronte rappelle l’énergie d’un Gérard Depardieu interprétant Cyrano dans le film de Jean-Paul Rappeneau en 1990. La salle rit de bon cœur.
Arrive Célimène qui, en parfaite diva, a enfilé une autre robe et n’en changera plus. Elle fait les yeux doux au public avec un déhanché qui impose l’image de Marylin Monroe. Elle peut bien s’énerver en minaudant « je le veux, je le veux » (scène 3 de l’acte II) on a compris qu’ils ne sont pas faits l’un pour l’autre.
A Alceste affirmant que plus on aime quelqu’un moins il faut qu’on le flatte (Acte II, scène 4), Eliante répond par un catalogue de défauts, se moquant de la géante, de la naine, de la malpropre, et j’en passe, suivant un rythme qui a pu inspirer à Edmond Rostand la fameuse tirade des nez. Quant au duo des marquis de l’acte III c’est un défilé de top-models en pleine action de séduction du public.
Toutes ces images qui sont fugitivement suggérées par un geste, un ton ou une attitude ne sont pas de la caricature. Il n’y a jamais de surcharge et la mise en scène est plutôt sobre. La scénographie est sommaire : un sol de métal (cuivre, argent), une dizaine de lustres de cristal, un ou deux sièges, aucun accessoire. Ni rideau ni pendrillons. L’espace est vide, libre de réfléchir les lumières. Les personnages entretiennent un rapport animal à ce territoire qu’ils arpentent comme animés par des parades amoureuses (aimables ou agressives). Le travail sur le corps est remarquable, comme sur les voix, ponctuées de toute une gamme d’éclats de rire.
Arsinoé porte un costume masculin que des talons hauts féminisent un peu. Elle pourfend le caractère excessif d’Alceste ( l’acte IV, scène 1) :
La sincérité dont son âme se pique
A quelque chose, en soi, de noble et d'héroïque.
C'est une vertu rare au siècle d'aujourd'hui,
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.
Philinthe boit du petit lait et fait un judicieux signe du poignet au public comme pour dire : et toc, prends çà pour toi !
A la scène suivante Alceste fait une drôle de cour à Eliante, ne réclamant son cœur que par esprit de contradiction.
Vengez-moi d'une ingrate et perfide parente,
Qui trahit lâchement une ardeur si constante;
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
(…) En recevant mon cœur.
Acceptez-le, Madame, au lieu de l'infidèle.
C'est par là que je puis prendre vengeance d'elle,
Célimène niera tout en bloc les accusations de tromperie : Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant. La fascination d'Alceste pour cette femme au corps érotique et à l’intelligence terriblement brillante est humaine. On a compris cependant que ces deux là ne sont pas faits l’un pour l’autre. La différence d’âge est manifeste. La jeune femme est en toute logique davantage attirée par les jeunes marquis que par Alceste.
Rien d'étonnant à ce qu'à la fin, et pour employer le langage d’aujourd’hui, Alceste pète un cable au dernier acte (scène 1) :
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Il insiste : Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous.
Oronte tente une dernière manœuvre pour responsabiliser Célimène, lui ordonnant (scène 2) : Choisissez, s'il vous plaît, de garder l'un ou l'autre. Alceste approuve : Madame, il faut choisir !
Oronte, repoussé, est vexé : Monsieur, je ne fais plus d'obstacle à votre flamme, Et vous pouvez conclure affaire avec Madame. Arsinoé se fâche : Le rebut de madame est une marchandise ?
Nous sommes à la presque fin de la pièce (scène 4), et Célimène ne changera pas : Moi, renoncer au monde avant que de vieillir, Et dans votre désert aller m'ensevelir ? Alceste, humilié: Allez je vous refuse !
Et tandis qu’Eliante s’accorde avec Philinte, Alceste lance son dernier cri :
Trahi de toutes parts, accablé d'injustices,
Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur ont ait la liberté.
Il est rare que je ponctue un billet de tant de citations. C'est que les comédiens servent si admirablement le texte qu'il s'imprime dans notre cerveau. Nos sentiments balancent et évoluent. Alceste, surtout, est tour à tour agaçant, ridicule, sublime, pitoyable, séduisant, sympathique, antipathique, tragique, émouvant. Nicolas Liautard a gagné son pari de révéler la nature égotique du personnage, en évitant absolument d’en faire un héros romantique.
Le metteur en scène maitrise son art. Le Misanthrope reste une comédie même si elle porte son regard du côté de la tragédie classique. Il faut le voir pour le croire. La tournée est longue. Heureusement !
La création a eu lieu le 11 janvier au Prisme à Elancourt (01 30 51 46 06). La reprise se poursuit jusqu'au 29 janvier 2011 au Théâtre Jean-Arp, 22, rue Paul Vaillant-Couturier, 92140 Clamart. Les mardis, mercredis, vendredis et samedis à 20h30, les jeudis à 19h30, les dimanches à 16h. Tél : 01 41 90 17 02.
Ensuite le spectacle sera en tournée le 5 février 2011 au Théâtre de Saint-Maur, le 10 février au Centre culturel des Portes de Essonne, le 4 mars à l’Espace Jacques-Prévert d’Aulnay-sous-Bois, le 7 mars à La Scène Watteau, le 15 mars au Théâtre André-Malraux de Chevilly-Larue, les 19 et 20 mars au Théâtre Jean-Vilar de Suresnes, les 22 et 23 mars au Théâtre Alexandre-Dumas de Saint-Germain-en-Laye, les 25, 26 et 27 mars à L’Onde de Vélizy, le 29 mars au Théâtre des Sources de Fontenay-aux-Roses, le 31 mars à l’Espace culturel André-Malraux du Kremlin-Bicêtre, le 2 avril à l’Espace Marcel-Carné de Saint-Michel-sur-Orge, les 7 et 8 avril à La Piscine de Châtenay-Malabry, le 29 avril au Théâtre-Cinéma Paul-Eluard de Choisy-le-Roi, du 3 au 29 mai au Théâtre des Quartiers d’Ivry.
Les photos non mentionnées A bride abattue sont de Denis Papin et ont été trouvées sur facebook.