Il était une fois un pays dont les dirigeants et certains membres de l'opposition ne rêvaient que d'une chose : donner du travail à tous ceux qui n'en avaient pas. Ils posèrent donc la question à leurs grands docteurs en économie : comment créer la société du plein emploi ? Ceux-ci sortirent leurs calculettes, noircirent des montagnes de feuilles de papier et firent tourner jours et nuits leurs ordinateurs. Ils aboutirent finalement à une règle de trois. Ni deux, ni quatre, mais trois. Il suffisait, selon eux, que l'économie française grandisse avec un taux de croissance annuel de 3 % pour que le pays fût sauvé du chômage. Les dirigeants et l'opposition s'emparèrent donc de ce chiffre et allèrent partout proclamer qu'il fallait tout faire pour atteindre ce chiffre magique de trois pour que tous vivent dans un pays de cocagne où couleraient perpétuellement le lait et le miel.
Mais un économiste un peu grincheux, qui vivait en ermite reclus dans sa petite maison de campagne entourée de pâtures et de bois le long desquels coulait une paisible rivière, l'esprit bercé par le sifflement de son éolienne, se dit que les choses ne devaient pas être si simples et qu'il y avait quelque chose de bizarre dans ce raisonnement. Quoi ? Il n'aurait su le dire. Mais la question le travailla toute la nuit. Dans son sommeil agité, il voyait défiler des colonnes de chiffres qui enflaient, enflaient, enflaient.... La lumière ne lui vint qu'au petit matin : colonne, tel était le mot clé. Il s'installa devant son ordinateur et ouvrit son tableur excel. Dans une première colonne, il fit une longue liste d'années, un siècle au total, de 2010 à 2110. Ce voyage dans le temps ne lui prit pourtant, par les vertus de l'informatique, que quelques secondes. Dans la colonne suivante, il inscrivit le nombre cent en face de l'année 2010. Et il se dit : « supposons que la production économique de l'année 2010 soit égale à l'indice 100, et que cette production augmente de 3 % par an, ce qui revient à multiplier à chaque fois l'indice par 1,03. Que se passera-t-il si je répète cent fois la même opération ? » Un glissement de souris plus loin, la réponse s'afficha sous son regard médusé : 1865,8866. En clair, cela voulait dire que sur un siècle la richesse du pays devait être multipliée par 18,65. Il en resta sidéré, scotché devant son écran, incapable de réagir. Si la volonté des partisans du 3 % de croissance se réalisait, le pays allait connaître une sacrée indigestion.
Le mot indigestion le réveilla. Il s'aperçut que l'heure de la pause méridienne s'approchait à grands pas, ce que son estomac d'ailleurs, passant outre cette indigestion de chiffres, se mit à lui rappeler avec insistance. Il se leva, se couvrit de son manteau et sortit de chez lui. Ses pas le conduisirent à l'instinct, mais l'instinct fait parfois bien les choses, à sa pizzeria préférée, le Pulcinella, rue d'Esquermes à Lille.
Il poussa la porte d'entrée. Quelques habitués étaient déjà attablés et avaient commencé à déjeuner. Elles étaient là à l'attendre, toutes souriantes. L'une blonde, l'autre brune, deux déesses de la pâte à pizza. Connaissant ses habitudes, elles le conduisirent à son emplacement préféré. Il tournait le dos à la cuisine, en sentait la chaleur qui lui faisait du bien et les effluves de cuisine qui nourrissaient sa réflexion. De sa place, il pouvait voir les autres clients, ceux qui mangeaient ou qui entraient et sortaient. Sans faire de bruit elles lui apportèrent la carte des menus. Il la regarda sans vraiment la lire. Il aurait pu la réciter par cœur. De toute façon il n'avait que l'embarras du choix : tout était bon, le reste n'était qu'une affaire de goût. Le vert pastel de sa serviette artistement disposée dans son verre exerçait une influence apaisante sur ses pensées, en même temps que le rouge de son sous-main attisait la flamme de son esprit.
Il fit son choix et passa sa commande. Aujourd'hui, il l'avait, le choix, mais l'aurait-on toujours ? Le patron du restaurant, occupé derrière ses fourneaux, était-il au courant de l'ironie de la situation ? Que pouvait bien signifier pour lui ce chiffre, cet objectif de 18,65 ?
Comment aurait-il résolu le problème, dans cent ans :
- aurait-il multiplié les prix par 18,65 ?
- aurait-il multiplié son nombre de clients par 18,65 ?
- ou alors chaque client serait-il en mesure de manger 18,65 pizzas par repas ?
Eh oui, on partait d'une petite règle de trois pour obtenir au final une multiplication par 18. Cela avait-il un sens ?
Faisant fi de toutes ces interrogations, il attaqua son repas. Tout en mangeant, il se dit que cela était tellement absurde que quelques personnes raisonnables finiraient par s'apercevoir de l'inanité de la chose ! Et puis qu'en diraient les écologistes ? Ils protestaient déjà bruyamment en disant que les Européens, avec leur rythme actuel de production et de consommation, utilisaient 3 planètes, que les américains en étaient à cinq ! Comment réagiraient-ils quand ils comprendraient que dans cent ans, il ne faudrait plus ni 3, ni 5, mais 18 planètes ?
Il décida de laisser la conclusion à Jean Giraudoux : la Guerre de Trois aurait-elle lieu ? Et si oui, se ferait-elle à coups de pizzas ?