Certains jours, j'ai rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine.
Louis ARAGON (*)
Chers amis lecteurs,
Plusieurs possibilités, en ce premier mardi de février, s'offraient à moi : poursuivre,
comme si de rien n'était, la série d'articles entamée le 18 janvier dernier
consacrée aux chiens familiers de l'Egypte antique ou en interrompre le cours aux fins d'uniquement consacrer ma présente intervention à évoquer la situation critique que connaît le pays,
en mettant plus particulièrement l'accent sur les irréparables déprédations que certaines têtes brûlées se sont autorisées à commettre dans différents musées et sites archéologiques.
Choisir la première solution eût été indigne de la part de l'amateur d'art égyptien que je suis ; ne plébisciter que la seconde eût à mon sens fait la part bien trop belle à des manifestants pilleurs, auteurs de ces gestes stupides et gratuits.
Aussi, et parce que dans "EgyptoMusée", l'on doit aussi entendre "Egypte : ô musée !", ai-je opté pour une troisième voie : celle de conjointement envisager les deux sujets, mais de manière totalement différente pour ne point trop alourdir mon propos.
Ceux qui attendaient prioritairement la suite de notre visite au Louvre ne seront nullement déçus dans la mesure où ils pourront l'entamer dans quelques très courts instants. En effet, ce n'est pas avec un article complet que j'escompte quelque peu vous éclairer sur les événements égyptiens de ces dernières heures, mais avec un simple lien qui, parce qu'il en fournit maints autres, vous permettra de faire votre choix : Le Caire tout de suite, puis le Louvre bien après ? ; ou Le Louvre d'abord, Le Caire ensuite ?
Les plus fidèles d'entre vous savent que, dès que l'occasion s'en présente, je fais très fréquemment référence à OsirisNet, l'excellent site de Thierry Benderitter, pour vous inviter à déambuler en sa compagnie à l'intérieur de nombreux monuments pharaoniques.
Aujourd'hui, le sollicitant à nouveau, c'est chez lui que je vous suggère de puiser la documentation vous permettant d'appréhender la situation cairote, mais aussi celle d'Alexandrie et ce, grâce aux nombreux liens vers la presse qu'il propose.
Permettez-moi, amis lecteurs de terminer ce préambule par un ultime conseil : celui de garder en mémoire d'ordinateur, pour y revenir nécessairement dans les prochaines heures, plus spécifiquement ceux d'entre eux qui offrent l'intéressante particularité d'être mis à jour régulièrement.
Richard
(*) A nouveau un grand merci à mon ami Jean-Claude pour avoir tout récemment attiré mon attention sur ce puissant aphorisme d'Aragon.
*****
SALLE 5 - VITRINE 3 : LES CHIENS FAMILIERS
3. DE LA DÉIFICATION CULTUELLE DES CANIDÉS
MOMUS. Tout cela, dieux, pourrait encore se tolérer. Mais toi, hé ! la tête de chien, l'Égyptien, enveloppé de serviettes, qui es-tu, mon ami, et comment, avec ton aboiement, as-tu la prétention d'être dieu ? Que veut ce taureau de Memphis, celui qui est tout moucheté ? On l'adore, il rend des oracles, il a des prêtres. Je rougis de vous parler des ibis, des singes, des boucs, et de mille autres dieux encore plus ridicules, dont les Égyptiens ont inondé le ciel ; et je m'étonne, ô dieux, que vous puissiez endurer qu'on leur rende des honneurs égaux aux vôtres, s'ils ne sont pas plus grands. Toi, Jupiter, comment peux-tu souffrir les cornes de bélier qu'ils t'ont plantées au front ?
JUPITER. C'est vraiment honteux, ce que tu nous dis là des Égyptiens. Cependant, Momus, presque tout cela compose des emblèmes dont on ne doit pas se moquer, quand on
n'y est pas initié.
MOMUS. Il
est vrai, Jupiter, qu'il faut être initié à ces mystères, pour savoir que des dieux sont des dieux et des cynocéphales des cynocéphales.
Lucien de Samosate
§§ 10-11
Depuis que, détaillant avec vous, amis lecteurs, les petits monuments présentés dans la vitrine 3 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre tout entière consacrée aux animaux familiers des riverains du Nil ; depuis également qu'au hasard de l'une ou l'autre rencontre qu'ensemble nous fîmes au cours de nos déambulations dans les salles précédentes, j'ai saisi, peu ou prou, l'opportunité de mettre l'accent sur cet aspect de zoolâtrie qui caractérisa à certaines époques la religion égyptienne.
Aspect qui, à l'Antiquité déjà, fut sinon stigmatisé par les auteurs grecs et romains, à tout le moins moqué, voire même pour quelques-uns d'entre eux, présenté avec un dédain certain dont il faudrait très probablement rechercher l'origine dans la seule méconnaissance profonde des us et coutumes échappant au sens commun des autres peuples méditerranéens.
Souvenez-vous des considérations que, dans cet article du 21 septembre 2010, j'avais retenues concernant les chats. Les chiens, personnifiant un dieu, n'échappèrent pas plus à cet état d'esprit critique, à cette vindicte littéraire : faisant partie d'une des oeuvres rédigées en grec au IIème siècle de notre ère par Lucien de Samosate, flamboyant satiriste originaire de la province de Commagène, dans la Syrie ancienne, le dialogue ci-dessus entre Jupiter et Momus frappé au coin d'un rejet significatif, vous l'aurez compris, me semble suffisant pour étayer mon propos.
En effet, leurs animaux étant en grande majorité considérés comme une incarnation d'un principe divin, les Egyptiens les ont inextricablement associés à l'un ou l'autre dieu : c'est ce que ça et là sur ce blog j'ai déjà expliqué en évoquant notamment Sobek et Thouéris, le crocodile et l'hippopotame femelle, le taureau Apis et, tout dernièrement, devant cette même vitrine, Bastet, la chatte.
Les canidés - entendez par là le chien mais aussi le chacal, voire le renard - ne dérogèrent donc à cette déification : adulés, recevant un culte à l'instar des statues divines, vénérés au point d'être eux aussi inhumés ou en des nécropoles dispersées dans le pays ou avec un particulier, leur maître, - j'y reviendrai la semaine prochaine -, ils furent en outre en étroite corrélation avec le culte des morts.
Deux dieux, ici, jouèrent un important rôle : Anubis, incarné dans le chien sauvage, incontestablement le plus connu dans la mesure où il introduisait les défunts dans l'Au-delà et protégeait leur tombeau sous l'aspect d'un animal étendu sur un coffre funéraire (souvenez-vous d'Iufaa) et Oupouaout, hybride du chacal et du chien sauvage, divinité qui, aux fins de repousser d'éventuelles forces hostiles, ouvrait les chemins pour mener les processions célébrant Osiris dans les fêtes de la ville sainte d'Abydos.
Inpou, c'est-à-dire, selon l'égyptologue français Dimitri Meeks (1941), "celui qui est couché", fut le nom que les Egyptiens donnèrent à ce que, à la suite des Grecs, nous nommons
aujourd'hui Anubis. Dans l'iconographie antique, il pouvait soit, comme ici avec cette statuette de bronze de Basse Epoque (E 4550) que vous
aurez tout loisir, après notre rendez-vous de ce matin, d'aller admirer dans la grande vitrine centrale de la salle 18, être représenté de manière anthropomorphe : corps humain et tête de canidé
;
soit, comme un grand chien noir couché, les pattes vers l'avant en tant que gardien de la nécropole mais aussi, dans les tombes, des vases canopes du défunt. Sur une étagère de cette même vitrine 1, vous le reconnaîtrez dans la petite incrustation en verre (E 22921), datant elle aussi de Basse Epoque, et offerte au Musée par une famille de grands mécènes, L., I. et A. Curtis.
Vous aurez évidemment immédiatement noté ce qui semble être une constante iconographique en semblables représentations : les artistes égyptiens donnèrent un corps et des membres élancés et minces à leurs représentations d'Oupouaout et d'Inpou. Ce n'est nullement le fruit d'un hasard : les canidés étant comme tant d'autres animaux des images de la divinité dans lesquelles elle vient s'incarner, il fallut qu'elle fût au maximum idéalisée !
Parce qu'il mit au point les étapes de la momification d'Osiris démembré par Seth - rappelez-vous la légende qu'en décembre dernier, je vous avais brièvement relatée -, Anubis est considéré dans la mythologie égyptienne comme le patron des embaumeurs, comme celui dont la tâche essentielle consistait à veiller au bon respect des rites de momification de tous les défunts à qui il permettait ensuite de pénétrer dans l'Au-delà.
C'est lui que vous retrouvez ci-dessus dans le scène de psychostasie, c'est-à-dire de la pesée de l'âme, du Livre pour sortir au jour de Nesmin qui constitue, depuis sa création, le bandeau chapeautant chacun des articles de ce blog.
Deux dieux à tête de chien, ai-je ci-avant précisé : Inpou (Anubis), que nous venons de considérer, mais aussi Oupouaout.
Toujours dans l'immense double vitrine 1 de la salle 18 - véritable dictionnaire en trois dimensions dédié aux dieux égyptiens ! -, une petite statuette de bronze toujours de Basse Epoque nous présente ce dieu révéré à Assiout, en Moyenne Egypte, dont le nom égyptien peut se traduire par "L'ouvreur de chemins", entendez celui qui, à la tête des cortèges cultuels et royaux, écarte tout élément extérieur qui pourrait nuire à leur parfait déroulement.
Dieu révéré à Assiout, viens-je d'indiquer. C'est à ce point vrai qu'en 1922 l'égyptologue anglais G.A. Wainwright (1879-1964) mit au jour, dans la tombe du nomarque Djefaihapi III, outre des momies de canidés, un lot de quelque six cents stèles dont pas moins de 247 étaient nommément dédiées à Oupouaout. Si la majorité d'entre elles se retrouvent au Musée du Caire, l'une d'elle, de 27 cm de hauteur pour 14,7 de large, d'époque ramesside, repose actuellement ici, sous nos pieds, dans les réserves du Louvre (numéro d'inventaire AF 6949).
A la différence des Grecs qui dans l'un voulaient voir un chien et dans l'autre un loup - n'ont-ils pas donné le nom de Lycopolis (ville du loup) à Assiout ? -, les artistes égyptiens représentant ces deux dieux de manière totalement zoomorphes ne proposaient aucune distinction entre les animaux : seule l'attitude permettait de déterminer s'il s'agissait d'Inpou, canidé représenté couché, ou Oupouaout, le même mais debout sur ses pattes ; positions qui semblent logiques dans la mesure où le premier était considéré comme le gardien des cimetières, tandis que l'autre devait être prêt à s'élancer pour "ouvrir les chemins".
Cette vénération, cette déférence, cette sacralisation des chiens par les Egyptiens se comprend aisément, vous en conviendrez amis lecteurs, quand il s'agit de les considérer à l'instar de divinités. Pourtant, et dans cette même optique, ils subirent à Basse Epoque, comme les chats que nous avons évoqués dernièrement, un sort tout aussi peu enviable.
C'est ce paradoxe que, le 8 février prochain, je tenterai d'expliquer : et là, il me faudra bien quelque peu détromper Tifet, une très fidèle lectrice, qui pensait (ou espérait ?) qu'en Egypte, les canidés n'avaient pas connu la même destinée cultuelle que les petits félidés ...
A mardi vous revoir ?