Entre nous et le monde s’interposent les images que l’on s’en fait. Elles ont ce mouvement double de nous le rendre préhensible, de le retenir dans sa course, son tumulte, de nous l’approcher un peu, tout en le faisant autre, en l’éloignant dans une fiction de lui-même. C’est dans un même élan qu’il se donne et se soustrait. Ainsi, comme l'a noté Mallarmé, il ne s’agit pas de peindre les choses, mais le rapport entre les choses, entre nous et les objets du monde – se déterminant réciproquement. Ce qui se figure, c’est toujours une relation.
Cette relation, et donc la qualité des images que suggère le monde est, depuis la démocratisation de la photographie, fortement déterminé par la dynamique propre de la vision photographique. Encore, l’appareil primitif qui s’entendait capturer les paysages des années 1830 tenait le monde à plat, large comme un théâtre comme l’avait fait la peinture. Le romantisme en plus, chaque vue semblant émerger d’une nuit profonde. L’appareil compact, lui, mettait l’œil à bout de bras, prélevait à la diable des instantanés fugaces : il prenait en charge nos mouvements dans le monde comme les mouvements du monde en nous. Comme le fera plus tard Eric Rondepierre coupant dans les bobines de films ses « excédants », la photographie permettait de prélever dans les mouvements du monde des images qui échappaient à notre perception ordinaire ou s’évanouissaient dans les souvenirs d’apparitions fugaces. Cela devient bouleversant lorsque des prisonniers d’un camp d’extermination parviennent à voler quelques clichés, gardant trace de ce qui se passe de l’intérieur. Ce que l’on déterre après la libération ce sont trois ou quatre images un peu floues, dont la moitié est illisible, cadrées à la ceinture. Une fois c’est l’encadrement d’une porte : le photographe n’ose trop sortir de la chambre à gaz dont on a du le charger du nettoyage. Deux fois le morceau d’un terrain et la cime des arbres, très flou. Enfin, ce que l’on identifie comme un charnier avec des fumeroles, des prisonniers portant des corps et une silhouette ennemie. Les photographies portent en elles les conditions de leur existence, quand bien même elles ne seraient qu’à peine lisibles, et même d’avantage. Toute une part d’elles n’est que du visible. Le cinéma plus encore à imprégné notre imaginaire, nous amenant dans l’intime de nos nuits à rêver comme il inventait le monde pour lui-même. Rêvait-on de ralentis expressifs avant que le cinéma invente ces distorsions de l’espace et du temps ? Les images photographiques et les films ont profondément modifié la perception que nous avions du monde, ont façonné notre regard.
La peinture pris la mesure de cette mécanique et après quelques conflits d’intérêt en tira son parti. Delacroix se félicitait de ce qu’il utilisait alors comme un outil, comme Vermeer et probablement Le Caravage utilisaient la chambre noire pour élaborer leurs tableaux. J’utilise pour ma part la photographie comme un carnet de note, réalisant ce que l’on pourrait appeler des repérages. Si, par un arrangement des choses sous le regard le monde se donne à voir parfois comme une image (oui, littéralement, le monde semble parfois se jeter à la vitre), il me suffit de déclencher pour retenir un peu de ce sentiment de présence. Ainsi, chaque tableau débute par la capture photographique d’un surgissement au détour d’un chemin. Pour autant, la peinture n’est pas stricte figuration, copie fidèle, tout comme la photographie déjà n’était pas documentaire. La peinture est nourrie de nombreuses autres choses qui ont pareillement traversées son histoire et celle de celui qui la peint : nabis, cubisme, abstraction, souvenirs visuels, lectures… et s’apparente alors à un montage. Si le tableau impose sa loi, que la peinture se cherche à travers les gestes qui lui sont propre, elle conserve souvent des signes qui témoignent de son élaboration photographique. Les perspectives sont faussées, vrillées souvent de manière à esquisser un mouvement, mais demeure une dynamique centripète, une composition attentive et quelques éléments venus de la mémoire photographique et qui auraient échappés à l’œil. La texture d’une lumière sur une façade par exemple, tel détail de maçonnerie. De même, quelques peintures empruntent des effets de profondeur, de bascule, de rapprochement des plans fortement inspirés par la photographie.
Rares sont les citations trop flagrantes comme cette vue, presque abstraite dans sa géométrie, de la villa Malaparte à Capri tirée d’un plan du Mépris de Godard (paysage n°33). Sur le mur qui lui fait face dans l’exposition, comme de faire exprès, l’enseigne d’un cinéma de quartier. Mais presque tous les tableaux témoignent d’une expérience comme celle décrite dans le catalogue à propos du grand polyptique situé à l’étage (paysage n°90) :
« D’abord, j’avais surpris sur la route cette silhouette émergée des arbres (ou peut-être est-ce plus juste de dire que quelque chose en elle m’avait surpris) sans bien que je sache dire ce qui me retenait et a fait que je ressente ce désir contrarié de celui à qui une chose se donne dans le mouvement de sa disparition. Je dois dire que dans ces cas, ces arrangements ordinaires se donnent à moi avec autant de distinction qu’un tableau sur un mur. Je veux dire qu’il se détache du fond du monde. […] Je me suis demandé si c’était une image qui m’échappait alors ; image à laquelle je revenais à chaque trajet, d’autant plus désirable qu’elle était désirée en vain, comme l’écrit Proust quelque part, et qu’il me faudrait patiemment assimiler comme l’œil parcoure la surface d’une image par sauts, zigzags, retours, laborieusement, avant de la percevoir toute. Mais manifestement il s’agissait plutôt d’un mouvement, d’une bascule de l’image tout à la fois en et hors d’elle-même. Si bien que le souvenir à la fois très prégnant et confus que j’en avais ne devait rien à un défaut de mémoire, ce que je compris après avoir réalisé quelques photographies à la diable : cette vue que j’aurai voulu retourner chercher avec la peinture n’existait pas, ni dans une photographie, ni dans l’autre, peut-être un peu dans l’ensemble. Un peu comme l’on se souvient parfois d’une scène d’un film ou d’un livre qui s’avère impossible de retrouver à la relecture : on se l’est inventé. »
L’écho au photographique se manifeste encore d’une autre façon : tout comme le monde semble toujours se donner « derrière la vitre », esquivé par les images que l’on se fait de lui, les images qui nous habitent, chaque peinture se donne à voir derrière un plexiglas qui en plus de manifester cette séparation, impose une texture lisse propre à l’image photographique. Le spectateur confronté à ses reflets est amené à se déplacer dans l’espace comme j’ai déambulé à la recherche d’une « vue » et enfin il n’est plus ce cyclope immobile figé par la contemplation d’un théâtre.