Grand spécialiste du petit peuple des elfes, lutins et autres farfadets, Edouard Brasey est également conteur. Il nous entraîne dans son monde
Avant qu’il en vienne à s’imaginer unique propriétaire de la Terre, l’homme partagea longtemps celle-ci avec toute une cohorte d’esprits de la nature qui peuplaient bois, futaies, montagnes et rivières. Devenu adulte, ayant oublié jusqu’à l’existence du «petit peuple», l’homme, englué dans ses pluies acides, ses nitrates et ses gaz d’échappement, finit par s’interroger sur sa capacité à survivre à ses propres démons. C’est à cet instant que resurgissent de l’oubli korrigans, naïades, elfes et gobelins.
En librairie, où leur sont consacrés des dizaines d’ouvrages doctes ou drolatiques, traités d’elficologie et manuels de cuisine elfique. Sur Internet, où se regroupent sur des sites dédiés à l’imaginaire les «amis des fées». Dessinateurs, musiciens, agriculteurs, ils ne font partie d’aucune secte, sont sains de corps et d’esprit, animés seulement par cette croyance qui tient autant de l’amour du merveilleux que du respect pour les contes autrefois colportés par un aïeul aujourd’hui disparu. Sur scène, enfin, où des conteurs solitaires, sans effets spéciaux, raniment une tradition orale longtemps éclipsée par le règne de l’image. Parmi eux, Edouard Brasey, hier journaliste économique, aujourd’hui spécialiste du «petit peuple» et conteur. Conteur pour grandes et moins grandes personnes.
Comment passe-t-on du CAC 40 à l’univers de Tolkien?
A ma sortie de l’Essec et après un bref passage dans un cabinet d’audit américain il y a une vingtaine d’années, j’ai travaillé comme journaliste économique, notamment à L’Expansion, puis comme journaliste littéraire à Lire, avant de devenir écrivain. J’ai réalisé que le fondement de la société n’était pas l’économie, avec ses règles prétendument rationnelles, mais l’imaginaire véhiculé par l’art, la littérature et les croyances de tous ordres. Ce qui caractérise l’homme, ce n’est pas seulement sa pensée, mais également sa capacité à rêver. C’est pourquoi j’ai choisi de consacrer certains de mes livres à une exploration sérieuse, documentée mais aussi poétique des mondes imaginaires, et notamment de l’univers féerique, parce qu’il est à la fois riche, mystérieux, émouvant et plein d’humour.
Comment définiriez-vous l’univers de féerie?
Si l’on en croit les contes, il s’agit d’un monde parallèle au nôtre, qui possède ses propres règles, mais dont la clef nous est cachée. Selon Paracelse et d’autres auteurs du passé, les membres du «petit peuple» vivent dans les éléments de la nature. C’est pourquoi on les appelle les «élémentaux». Les nains et les gnomes habitent sous la terre, où ils forgent les épées de légende. Les sirènes et les ondines peuplent l’élément aquatique et cherchent l’alliance amoureuse avec les hommes, seul moyen pour elles d’obtenir une âme immortelle. Les elfes, élémentaux de l’air, cultivent la beauté et l’art, notamment la musique. Les dragons, enfin, symbolisent la purification par le feu, le danger extrême qu’il faut affronter pour parvenir au trésor qu’ils défendent. Bien entendu, ces descriptions peuvent également se comprendre comme des métaphores de nos propres idéaux, espérances ou craintes.
Comment expliquez-vous le succès de vos spectacles de contes?
Nous vivons dans un monde d’images, de représentations visuelles sophistiquées. Or, plus ces images s’enrichissent en effets spéciaux, plus elles se vident de leur contenu. Alors, c’est vrai, une personne seule en scène, avec un minimum d’effets, peut supplanter le pouvoir de l’image en livrant au spectateur un souffle de parole. Et ce souffle de parole fera naître des images intérieures, plus merveilleuses, plus terrifiantes que toute superproduction hollywoodienne. Parce que ces images-là proviennent de la forêt des symboles et des archétypes. Le conte structure ces symboles, les éclaire. Sur scène, le conte se raconte, choisit de vous emmener ici ou là… D’ailleurs, les contes ne sont pas des récits linéaires. Pour chacun d’eux, il existe une version type et une multitude de versions annexes, comme l’ont montré Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze dans Le Conte populaire français (éd. du CTHS), une somme qui fait référence. Il faut se souvenir que pendant des siècles les contes n’ont survécu que dans la tradition orale. La tradition, ce n’est pas ce qui est écrit. Fixer, c’est figer. D’ailleurs, cette tradition aurait pu s’interrompre, lors des autodafés et des persécutions de l’Inquisition. On a brûlé pendant des siècles tous ceux qui faisaient référence à l’existence du petit peuple: on brûlait des alchimistes, on brûlait des sorcières, on brûlait des livres… mais on ne pouvait pas brûler toutes les grand-mères, et c’est pourquoi les références au petit peuple se sont retrouvées uniquement dans les contes pour enfants. Ce fut pendant longtemps le seul moyen de permettre à cette tradition orale de survivre aux persécutions religieuses.
Comment expliquez-vous qu’Internet devienne un lieu de ralliement pour les «amis des fées»?
Chaque fois qu’il a été persécuté, le petit peuple a trouvé où se réfugier. Ces derniers temps, il s’est réfugié sur le Net, qui, avec sa structure fluide, en réseau, lui permet d’étendre à nouveau son emprise. Prenez les gremlins, par exemple. Ce sont des esprits familiers, associés depuis toujours aux découvertes technologiques. Et, avant la grande scission, l’homme remerciait les gremlins par de menues offrandes. Oubliés, ces derniers se sont révoltés: ce sont eux qui aujourd’hui fomentent des pannes, disséminent des virus informatiques. Cela m’évoque une anecdote amusante: un de mes lecteurs m’a écrit qu’un jour son ordinateur est tombé en panne. Il a essayé de le réparer, mais en vain. Alors, à bout de ressources, il a fait une petite invocation aux gremlins, sans vraiment y croire. Il paraît que ça a marché! Plus sérieusement, je pense que les amis des fées se retrouvent sur Internet pour rêver, échanger, créer, bâtir un nouveau Fairyland, un pays des fées où l’imaginaire est roi (www.onelist.com/ community/Faeryland). C’est un territoire encore vierge. C’est pourquoi, avec deux amis, je développe un projet de site Internet, Imaginaires.net, afin de créer une grande bibliothèque virtuelle des contes et légendes, des mythologies. Je recherche actuellement des partenaires financiers. J’aimerais que ce site soit au service de tous les domaines de l’imaginaire créatif, écologique et humanitaire. Car c’est dans les imaginaires d’aujourd’hui que naîtront les réalités de demain: rien n’existe qui n’ait été rêvé.
Propos recueillis par Christian Lehmann *
* Médecin et romancier, a récemment publié Une éducation anglaise (L’Olivier).
A lire
Edouard Brasey
Enquête sur l’existence des fées et des esprits de la nature (J’ai lu).
L’Univers féerique. T. I: Fées et elfes; t. II: Nains et gnomes; t. III: Sirènes et ondines; t. IV: Géants et dragons (Pygmalion). Vivre la magie des contes (Albin Michel).
Adresse Internet: ebrasey@hotmail.com.
Patrick Jézéquel
Halloween. Sorcières, lutins, fantômes et autres croque-mitaines (Avis de tempête).
Pierre Dubois
La Grande Encyclopédie des lutins (Hoëbeke).
Contes et légendes de Brocéliande (Terre de brume).
Interview : «Au pays des fées, l’imaginaire est roi» – L’EXPRESS.