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Risque de la démocratie, certitude de la dictature

Publié le 01 février 2011 par Variae

L’ébullition qui, partant de la Tunisie, secoue aujourd’hui l’Égypte sur ses bases (en attendant peut-être d’autres pays)  interroge doublement les démocrates, les progressistes, et la gauche en particulier. Premier doute : faut-il se mêler de ce qui se passe dans ces pays, au nom d’un droit d’ingérence démocratique, ou agir avec plus de prudence (et s’abstenir de soutenir un débouché plus précis que l’exigence de démocratie en général), au nom du respect de la souveraineté des pays étrangers, et du refus de ce qui pourrait ressembler à du colonialisme ou du paternalisme ? Deuxième doute : faut-il pousser à fond en faveur des soulèvements, et réclamer que table rase soit faite, quoi qu’il puisse en surgir ensuite, ou au contraire se soucier de l’après, et mettre dans la balance le pouvoir en place, mal que l’on connaît, avec les maux peut-être pires encore qui pourraient lui succéder ? La démocratie vaut-elle le risque de l’islamisme radical – puisque c’est de cette crainte qu’il s’agit – et donc de sa propre négation ?

Risque de la démocratie, certitude de la dictature

Deux tensions : universalisme contre souverainisme, morale des principes contre morale des conséquences. On comprend pourquoi la gauche semble discrète et timide, si ce n’est prudente, depuis le début de ces révoltes. A l’instar d’un Jean-Luc Mélenchon condamnant l’empressement de Jeannette Bougrab à demander le départ de Moubarak, et se livrant à une bien complexe casuistique (« Le militant que je suis dit à Moubarak ‘dégage!’; si j’étais le président de la République, je me garderais bien de tenir un tel discours à l’égard d’un autre peuple souverain et libre »). Au bout du compte, ces deux tensions se rejoignent et se résument à un débat sur le sens d’une formule qui met toute le monde d’accord – le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La démocratie doit-elle être défendue dans l’absolu et jusqu’au bout, ou au contraire être soumise à des considérations de souveraineté, et évaluée à l’aune des risques qu’elle ouvre – dans le cas présent, celui de l’islamisme ?

Ceux qui se réclament plutôt d’une approche que l’on qualifiera de conséquentialiste – se méfier de la révolution pour ce qu’elle peut entraîner derrière elle – le font au nom d’un plus grand souci du concret. Naïfs Occidentaux, nous nous réjouirions, tout à notre eurocentrisme, de voir des dictatures renversées, sans imaginer que cela va entraîner de bien pires régressions, pour le droit des femmes notamment. On se souvient d’articles sur le « miracle tunisien » sous Ben Ali : la Tunisie pays opprimé certes, mais dont les citoyennes ne se voient pas contraintes d’arborer le voile. Outre le fait que ce raisonnement se fonde sur une appréciation de risques (non d’une fatalité inexorable) et que le spectre d’une révolution à l’iranienne, dont on ne connaît finalement qu’un exemple dans la région, n’a rien de certain, on peut se demander de quel droit, et en faveur de qui, des hommes et des femmes étrangers et extérieurs à ces pays peuvent juger ainsi de leur avenir. Que redoute-t-on quand on redoute une « dérive islamiste » ? Premièrement, une menace globale qui nous toucherait tous, le développement d’une forme de fondamentalisme politico-religieux considéré comme hostile aux pays occidentaux et à ce qu’ils représentent. Deuxièmement, une menace plus locale, la déstabilisation de la région et la mise en danger, par exemple, d’Israël. Troisièmement, qu’un régime contraire à nos principes (de laïcité, de mixité …) soit imposé, au bout du compte, aux Egyptiens. Disons-le franchement, les deux premières considérations n’ont pas à entrer en ligne de compte si l’on se soucie vraiment du sort des Egyptiens pour eux-mêmes. Reste donc la troisième considération. De deux choses l’une : soit la mise en place d’un Islam politique dur à la tête du pays se fait via un coup de force contre la volonté générale, et alors c’est un retour à la dictature, et à la case départ ; soit cela se fait par la voix des urnes, et alors c’est simplement le résultat de la démocratie, qu’il nous plaise ou non. Mais veut-on vraiment reconnaître la volonté populaire pour ce qu’elle est ?

Peut-être à tort, j’ai cru discerner dans le rendu des événements plusieurs biais réguliers servant plus ou moins consciemment à diminuer ce fait massif, rare, et donc difficile à appréhender : ces révoltes qui tournent en révolutions sont d’abord possibles grâce à la mobilisation effective d’individus de chair et de sang, qui descendent dans la rue au risque de vraies balles et d’une vraie mort. Je me méfie en cela des comptes-rendus enthousiastes d’une « révolution Internet » (ce seraient Twitter et Facebook qui auraient rendu possible ce qui se passe aujourd’hui), ou de leur version conspirationniste-wikileakienne (« c’est le lâchage par les Etats-Unis qui a permis les soulèvements »). Si ces facteurs ont évidemment joué un rôle, leur mise en avant permet aussi de reléguer le peuple à un second rôle et de poser moins nettement la question de son droit à s’auto-déterminer. La limitation de ce droit au nom d’un risque d’issue malheureuse est par ailleurs extrêmement douteuse. Suspend-on la démocratie en Europe quand on voit la nouvelle-extrême droite progresser dans les sondages ? Faut-il introniser Nicolas Sarkozy caudillo pour faire barrage à Marine Le Pen ?

La crainte de la démocratie est une peur de l’incertain, soulignant le pire pour effacer la chance du mieux. On peut se demander en quelle mesure elle ne se fonde pas également sur l’idée insidieuse qu’il y aurait des peuples mûrs, et d’autres non, pour la démocratie. L’idée que le risque de la démocratie est acceptable en Europe, car porté par des citoyens responsables – les récents événements hongrois devraient pourtant nous inciter à plus de modestie – mais qu’il y aurait d’autres peuples, Arabes notamment, qui ne pourraient y accéder que par un lent processus de transition, guidé par des tuteurs (armée, despotes plus ou moins éclairés) les préservant, malgré eux, de dérives condamnables à nos yeux. Outre le fait que l’on se demande sur quelles données concrètes repose ce type de jugement, il en vient à violer un universalisme – celui de l’égalité des êtres humains et de leur droit à la liberté – au nom d’un autre universalisme – celui de nos valeurs que nous voudrions voir triompher. Pense-t-on sérieusement que c’est la meilleure façon d’aider le développement de ces dernières ? Est-ce logique, pour défendre de grands idéaux, de craindre une situation pouvant voir leur réalisation comme leur défaite, et de cultiver la nostalgie d’un état antérieur, la dictature, où ils étaient de fait (et par principe) inatteignables ?

Il faut choisir entre une vision de stratège et de diplomate (avec un regard de surplomb et des calculs incertains), passant par-dessus les peuples pour penser un « intérêt général » très discutable, et une conception plus respectueuse de l’individu. Entre la certitude d’une situation intenable, la dictature ; et le risque, l’imprévisibilité de la démocratie, qui lui sont consubstantiels.

On en revient au bout du compte à la première des deux tensions que je signalais au départ : une fois sa religion faire, si j’ose dire, comment agir concrètement ? N’y a-t-il pas pour le coup un fossé infranchissable entre l’envie d’aider des voisins à se libérer, et la reconnaissance de leur souveraineté comme principe fondamental ? C’est ici pour la gauche qu’est posée la question de l’internationalisme. On n’épiloguera pas sur l’état de déréliction de l’Internationale socialiste, incapable d’apparaître comme un acteur audible et efficace dans la crise financière mondiale, comme de purger ses rangs des dirigeants politiques autoritaires mis récemment sous les projecteurs de l’actualité. Sans appeler aussi solennellement que vainement, de l’extérieur, à soutenir telle ou telle option politique, les partis de gauche pourraient intervenir, sur le terrain, en soutien de leurs homologues, faciliter le rétablissement de contacts normaux entre les pays, aider par la base au développement de projets conjoints (économiques, sociaux, culturels) pour fortifier les nations fraichement débarrassées de l’ordre ancien. Il ne s’agit pas d’ordonner autoritairement la mise en œuvre des idées que nous défendons, mais d’accepter que leur défense passe par le respect du jeu démocratique local (re)naissant. Pour faire en sorte que l’on passe du risque, à la certitude, de la démocratie.

Romain Pigenel


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