Imposante par sa taille, émouvante par son art, la Bible de Souvigny, résiste à l'oubli. Aujourd'hui encore, ses quatre cents feuillets et trente deux kilos en font l'orgueil de l'Allier. A la fois renommée et méconnue, la Bible de Souvigny reste l'un des grands chef-d'oeuvres du Bourbonnais médiéval.
La Bible de Souvigny est le chef de file d'une série de manuscrits à peintures du Centre de la France réalisées à la fin du XIIe siècle. Matériellement, il s'agit d'un manuscrit sur parchemin. Il contient 200 bifeuillets de 56 sur 78 cm pliés en deux, soit 200 peaux de moutons ! Il pèse 32 kgs. Deux copistes ont transcrit les textes. Chacun pouvait recopier 170 à 200 lignes par jour. L'écriture des 400 feuillets représenterait au moins un an et demi de travail. Cinq grandes peintures, plus d'une centaine d'initiales historiées et des miliers de lettrines régissent le texte biblique.
SON HISTOIRE
En 1173, le prieuré clunisien de Souvigny, lieu consacré par les dépouilles mortelles de Saint-Mayeul et de Saint-Odilon de Mercoeur, est au bord de la ruine. Mauvaise gestion, impôts injustes et abusifs, rentes et emprunts non remboursés ont dilapidé ses fonds. Sous l'abbatiat d'Aimeric ( 1183 - 1206 ), la situation s'est assainie et un retour à la prospérité a permis l'achat de terrains, d'un moulin et la construction d'une salle capitulaire.
L'historia qu'a fait faire Bernard est très vraisemblablement la Bible de Souvigny, une grande Bible en un seul volume, appelée parfois " pandectes " au haut moyen âge, du grec " qui comprend tout ". La taille monumentale des pandectes confère au volume une présence, un caractère vénérable et solennel.
En 1415, le manuscrit semble avoir été transporté jusqu'en Suisse pour y être consulté lors du concile de Constance où se déroulait le procès de Jean Hus. C'est certainement la gravité de l'occasion qui justifia un tel recours. Selon un inventaire et jusqu'en 1832 où le manuscrit fut à nouveau relié, une inscription indiquait : " Biblia magna a patribus concilii constanciensis consulta anno domini 1415 ".
Cette inscription avait été remarquée par Dom Martine en 1708. Il publia le récit de sa visite au prieuré en 1717 dans le Voyage littéraire de deux Religieux Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur.
Voici un extrait de sa description du monastère :
" L'église est fort belle et fort grande; elle a été rebâtie sur les fondemens de celle de Saint-Mayeul par le prieur Geoffroy Cholet, qui avoit été auparavant religieux du Mont Saint-Michel. Ce monastere luy est redevable de la splendeur avec laquelle il subsiste aujourd'hui; il luy doit en particulier la plupart des manuscrits qui sont très beaux et en grand nombre dans la bibliothèque, la plupart des pères de l'église, quelques-uns d'Alcuin. On estime sur tout une grande bible de Basle et dont on a offert plus de deux mille livres ".
Malgré la confusion à l'égard du concile, ce récit témoigne du respect, voire de la convoitise que suscitent encore les pandectes au XVIIIe siècle. Curieusement, c'est ce même paragraphe qui donne naissance aux hypothèses de plus en plus fantaisistes pour expliquer les origines de la Bible de Souvigny.
Selon certains, ce serait le prieur Geoffroy Cholet qui aurait donné la Bible au monastère au XVe siècle. Selon d'autres, la Bible serait même originaire du Mont Saint-Michel. Durant des années, mythes et observations exactes se cumulent, se côtoient, sans solution décisive. Par ailleurs, les offres se renouvellent. En 1832, sur proposition du maire de Moulins, la Bibliothèque Royale accepte d'échanger la Bible moyennant trois mille francs en livres imprimés. Le conseil municipal juge la proposition satisfaisante.
Présentée au public plusieurs fois, ce n'est qu'en 1954, lors de la grande exposition de Manuscrits à peintures que la Bible retrouve son véritable contexte d'origine, à côté de celles de Lyon et de Saint-Sulpice de Bourges. Cependant, huit cents ans après sa naissance, la Bible de Souvigny garde son mystère et sa présence.
SON TEXTE
Mais la Bible de Clermont n'est pas d'origine auvergnate. Dans ses aspects et ses détails, elle est un pur produit de l'artisanat senonais. En témoignent son parchemin blanc, ses écritures arrondies, son décor filigrané de couleur rouge et bleue en alternance, son décor enluminé exécuté dans ce que l'on appelle le " Channel style ".
Ce style était très en vogue pour décorer les nouveaux textes " universitaires " de Pierre Lombard, Pierre le Mangeur ou de Gratien, ainsi que les livres bibliques diffusés depuis Paris, de Sens et encore d'autres centres durant la seconde moitié du XIIe siècle.
A Sens, la présence de plusieurs grandes personnalités a stimulé une production livresque importante entre 1160 et 1200 et de fait, la Bible de Clermont est le plus grand chef-d'oeuvre issu de cette cité archiépiscopale. Il n'est donc pas surprenant de retrouver dans la Bible de Clermont les mêmes types de feuillages, de lions, de visages ou d'ornements qui embellissent les manuscrits issus de Sens.
Qui eut donc l'idée de commander une bible à Sens pour la cathédrale de Clermont ? Sans doute le bienheureux Pons, évêque de Clermont entre 1170 et 1189. Auvergnat d'origine, ce pieux cistercien avait été abbé de Grandselve, puis de Clairvaux avant d'être élu évêque de Clermont. Défenseur du Pape Alexandre, auprès duquel il avait accompli plusieurs missions diplomatiques pendant le schisme, il était également apprécié de l'adversaire, l'empereur Frédéric Barberousse. Ami de Thomas Becket, Pons fit ajouter dans son sacramentaire les oraisons pour la messe de saint Thomas peu après la canonisation de celui-ci en 1173.
Pour quelles raisons Pons a t-il décidé de retourner à Sens pour faire fabriquer la Bible ? Ses anciennes amitiés ? Sa connaissance des artisans ? Une préférence esthétique ? Si l'on en juge par la qualité de deux peintures qui enjolivent le sacramentaire à l'origine, Clermont n'était pas dépourvu d'un artisanat local expérimenté. Enfin, d'où venait le modèle textuel : de Sens ou d'Auvergne ?
Ces questions sans réponses laissent toutefois penser avec une certaine certitude que la Bible de Clermont a servi de modèle textuel pour celle de Souvigny mais c'est dans une bien moindre mesure qu'elle en a inspiré les enluminures.
De fortes analogies existent entre les deux Bibles dont les initiales historiées des livres de Tobie, de Judith et de l'Apocalypse mais la plupart des initiales dans le volume subsistant de Clermont sont simplement ornées dans le " Channel style ". Visiblement, les artistes de la Bible de Souvigny rejettent ce style en faveur d'une grammaire ornementale et végétale plus souple. Ils rejettent aussi le vocabulaire filigrané de Clermont, plus rigide et répétitif dans son dessin et dans son alternance de couleurs rouge et bleue que le parti riant adopté sur chaque feuillet à Souvigny.
Ce qu'ils admirent et imitent en revanche, ce sont les rinceaux dorés et poinçonnés, le mélange foisonnant d'initiales champies à fond coupé ou écartelé et les lettres filigranées pour jalonner les chapitres et versets sur chaque feuillet.
SON ENLUMINURE
Une connaissance directe des modèles grecs se ressent surtout dans la Bible de Souvigny, le chef de file indiscutable du groupe. En sont souvent pris à témoin les merveilleux prophètes inspirés, les tableaux narratifs divisés en registres tels qu'il en existe dans les octateuques grecs, les nombreux détails du costume, des poses, des gestes, de l'architecture, les ombres posant autour des yeux, les lumières dansant à la surface des tissus.
L'implantation de ce courant byzantinisant dans cette région s'observe dès 1170, comme en témoignent les peintures du sacramentaire de Pons; ce savoir aurait pu être transmis directement de Constantinople ou par la Sicile. En effet, le pape Alexandre était soutenu par l'empereur byzantin et le roi anglo-normand.
Les octateuques grecs ou les livres des prophètes ont souvent été invoqués en tant que sources iconographiques pour la Bible de Souvigny, dès que le regard se fixe sur la technique artistique, sur la touche rapide, vigoureuse, à trajet ondulant, viennent à l'esprit le pinceau large, le geste ample et le parti illusionniste de la peinture murale monumentale.
Un détail rappelle les décors à grande échelle. Selon une pratique courante à la fin du XIIè siècle, les premiers mots des livres sont peints en majuscules qui se détachent sur bandeaux colorés.
Ce qui est inhabituel et remarquable dans la Bible de Souvigny, c'est la reprise de chaque lettre dans une contre-couleur, blanc ou rouge, avec un pinceau plus fin. L'effet visuel, mieux saisi à distance, est celui d'une inscription épigraphique.
En revanche, nombre d'aspects de l'ornementation de la Bible appartiennent strictement au domaine de l'enluminure. Ici, l'observateur attentif entre dans l'univers ignoré de l'initiale ornée, champie ou filigrané.
Dans la partie arrondie du cadre de certaines initiales, l'artiste à travaillé une ouverture à rebord ondoyant, sinueux. L'intérieur de l'ouverture peut être ombré ou même vidé pour faire paraître la couleur or du fond. Cette petite invention ornementale, surtout le rebord onduleux qui allège la tension géométrique du cadre, est caractéristique des manuscrits que l'on peut regrouper autour de la Bible de Souvigny.
La parenté avec les manuscrits du Centre est soulignée par ces initiales champies et une lettre formée à partir d'un tronc d'arbre ébranché dont les analogies s'observent à Souvigny et à Lyon.
L'histoire de l'enluminure en Bourbonnais est marquée par deux moments forts : la fin du XIIè siècle avec la Bible de Souvigny et le XVè siècle avec les manuscrits fabriqués pour les ducs de Bourbon. A chaque occasion, on s'est adressé aux professionnels des régions voisines : le Lyonnais, le Berry, l'Auvergne. Entouré par les grandes villes florissantes de Lyon, Bourges, Clermont-Ferrand, qui ont attiré les meilleurs talents, le Bourbonnais a toujours eu le don pour flairer la qualité et inciter les maîtres à se surpasser.
D'après un texte de Patricia Stirnemman