Donc on pourrait parler d’un livre d’occasion ou de circonstance : Butor a des photos prises durant son séjour américain, Sacré vient de sortir un livre massif et déterminant, né de son expérience des Etats-Unis. La rencontre ne pouvait que se faire. Mais l’un reste en ville (Butor), alors que l’autre travaille sur ces « camions couleurs » qui ne cessent de sillonner le paysage, irriguant économiquement le pays par la route. « Tout ce trafic de convoiement divers / Vigueur aveugle et continue, jetées violentes / D’une ville jusqu’à une autre à l’autre bord du pays : / Traversée d’on sait pas quoi mais comme dans l’urgence, camions / Pour que tiennent ensemble les villes du pays. »
Pour cette question de la relation photos/poèmes, on est finalement moins frappé par l’écho que par la distance entre ce qui arrête l’œil de Sacré et ce que fixe l’œil de Butor. Est-ce complémentaire ? Peut-être, mais c’est surtout distinct. Face à la réalité américaine, les deux auteurs ne sont pas retenus par les mêmes facettes, même si dans les deux cas, c’est bien du made in USA. Peut-être aussi qu’un rapprochement plus fort des deux travaux n’était guère possible : Butor prend ses photos au début des années soixante, lorsque le rêve américain bat son plein ; Sacré vise l’Amérique d’aujourd’hui, dans son agitation sans mémoire : « L’Amérique des années cinquante ou soixante-dix, c’est pas / Qu’elle n’existe plus / La voilà maintenant qui s’en va dans le souvenir qu’en garde ce livre de Michel Butor / Avec son histoire, un peu grandiloquente et vaguement ridicule : / Pays qui oublie, qui oublie longtemps, souvent. »
Des pages de listes étaient présentes dans America solitudes pour scander le livre à intervalles longs. Ici, le procédé est systématisé dans une sorte d’alternance entre vers libre/verset où les camions sont vus en mouvement dans le paysage, et puis des listes où ils sont saisis au repos, comme entassés dans un immense parking : « beige à longues oreilles, caisse blanche – beige sans oreille, caisse blanche – rouge vif caisse blanche et rectangle de rouge – rouge caisse blanche, Knight en rouge – museau carré bleu pétrole caisse blanche – blanc caisse blanche avec motifs verts sur le tracteur et la remorque – blanc caisse blanche, jaune en bas – etc. »
Dans les photos de Butor, on sent comme un étonnement d’enfant devant le monde de la ville américaine ; le regard de Sacré est bien plus ambivalent, ces camions ont quelque chose d’épique et de ridicule, à la fois. On sent que l’auteur est sensible à leur forme de beauté puissante, mais dans la séquence suivante, il accentue le dérisoire d’un mode de développement qui a atteint ses limites et devient absurde : « En voilà un mis serré contre les murs / Pas loin de la place dans la rue : / Grande cabine rouge très vif comme si / La pluie l’avait lavé longtemps, et les chromes qui brillent. // Un camion quand même pas si énorme, sa caisse plutôt courte, l’impression / Qu’il est passé sans que personne s’en aperçoive / Pour être là maintenant dans la ville et presque / Comme un cœur qui bat fort après / Un excès de course qui fait arriver nulle part. »
Antoine Emaz
James Sacré – Mobile de camions couleurs, Edition Virgile – 2011