Ce lundi matin, 31 janvier 2011, Clay Shirky était à Paris le temps, entre Davos et les États-Unis, d’une conférence éclair —une heure quinze chrono— à l’invitation de Regards Sur Le Numérique (RSLN) et du Labo d’idées de Microsoft. L’occasion pour lui de développer ses idées sur le crowdsourcing et le nouvel état de l’information.
Pour Clay Shirky, nous sommes dans l'âge d'or du journalisme, sauf pour le… financement
Ce 31 janvier au matin, tout commence par un exposé. Dans ce temple de Microsoft, Clay Shirky a allumé son Mac, mais personne n’y prend garde, car il ne sera pas question de technologies, —ou si peu— mais surtout d’usages et de la manière dont se construit et se consomme l’information aujourd’hui.
Pour Clay Shirky, l’histoire d’Ushahidi, ce réseau d’informations partagées né au Kenya, est emblématique d’une nouvelle forme d’information. Tout commence, raconte-t-il par une blogueuse, qui lors des événements qui ensanglantèrent le Kenya après les élections de 2008, décida de regrouper les informations d’autres blogueurs.
Rapidement, elle se trouva a devoir gérer « trop » d’informations sur son blog et décida de créer une carte alimentée par tous les événements [pillage, meurtre, viol, déplacement de troupe, etc.] qui se déroulaient dans le pays. Une carte réactualisée pratiquement en temps réel grâce à la participation d’une multitude d’informateurs qui utilisent les moyens simples qu’ils ont à leur disposition, e-mail et téléphone portable notamment.
L’important souligne Clay Shirky c’est que la technologie « a comblé le fossé qui existait entre le téléphone et le web. » Il s’agit donc, insiste-t-il, ni de « low technology » [il n'est pas nécessaire de posséder un smartphone pour envoyer des informations] ni de « high technology » [nécessaire pour l'exploitation de la carte] mais bien d’un mélange des deux, de « blend technology« .
Mais l’essentiel n’est pas là. Le succès d’Ushahidi tient à plusieurs facteurs : la facilité d’utilisation [usability], le fait ce projet contienne une valeur citoyenne [real civic value], ce qui permet la participation de volontaires [volonteers participation].
Information, action(s) et organisation, trois éléments clé de la réflexion de Clay Shirky sont posés à travers l’exemple d’Ushahidi. Mais existe-t-il d’autres formes d’articulation entre ces trois éléments? « Oui » répond Clay Shirky qui les rassemble, dans un « carré magique » [voir ci-dessous — le qualificatif de "carré magique" m'est personnel]
Le "carré" présenté par Clay Shirky
En détail cela donne quatre modes d’organisation :
- Partnership [Organization to organization]. Clay Shirky donne l’exemple de Code for America, un réseau de villes américaines [pour l'instant Boston, Washington DC, Philadelphie, Seattle] qui se sont réunies autour d’un portail de « solutions », et de bonnes pratiques, où l’on trouve aussi des solutions innovantes. Bref, un lieu d’échange et de partage.
- Citizens as sensors [People to Organization]. C’est pour partie le système d’Ushahidi. Il s’agit ici d’organiser la remontée de l’information par les citoyens, celle-ci étant maintenant de plus en plus granulaire [et donc impossible à recueillir selon les formes traditionnelles d'organisation des médias]
- Smart consumers [Organization to People]. Ici l’information vient de sources traditionnelles, mais ce sont les citoyens qui les diffusent et surtout agissent. Les cartes [ou tout autre interface graphique] sont des éléments importants. « On voit sur une carte où l’on peut agir », explique-t-il.
- Platform for civic action [People to People]. La Tunisie et l’Égypte sont les champs d’expérimentation de ce type de plateforme. Mais il ne faudrait pas imaginer que celles-ci soient uniquement des plateformes technologiques du type Twitter ou Facebook. Clay Shirky trouve particulièrement significatif que le gouvernement libyen ait interdit… les matchs de football ! « Les gouvernements ont peur des groupes coordonnés, explique-t-il. Or, les tribunes peuvent devenir des plateformes de discussion. »
Le Cognitive surplus, une notion chère à Clay Shirky
Au jeu des questions-réponses qui suivit, il sera beaucoup question de Cognitive Surplus, le dernier ouvrage de Clay Shirky [The Penguin Press, New York, 2010]. Voici, regroupé par thèmes
- lorsque l’on démarre une nouvelle organisation/réseau social, faut-il un leader? La réponse est oui, affirme Clay Shirky ["you need a leader"], mais cela ne suffit pas, dit-il, s’appuyant sur l’exemple du créateur de Wikipedia. Il détaille, partant de l’idée que tout part d’un petit groupe d’initiateurs, autour duquel s’agrègent, par cercles concentriques, au fur et à mesure du succès, des groupes d’usagers de plus en plus larges. Bref, il faut partir « petit mais bon, et non grand et médiocre », et ajoute-t-il « c’est ce que les entreprises ne comprennent pas ».
- il n’y pas de recette pour développer une communauté, « La participation est par définition volontaire. Il faut intéresser, car la motivation ne se décrète pas. »
- Très clairement, Clay Shirky estime qu’il ne faut pas plus de lois et de réglementations. Pour lui l’important est de renforcer la public sphere. Sur ce point, il trouve que l’action du gouvernement américain à l’égard de Wikileaks est très inquiétante, car justement « il est intervenu dans la sphère publique. »
- le cognitive surplus, cette forme d’intelligence collective, de créativité, que permettent les réseaux sociaux, grâce à la participation et l’engagement la plupart du temps sans rémunération des citoyens/consommateurs, signe-t-il la fin du journalisme professionnel? Là encore sa réponse est négative. En revanche, il insiste sur la nécessité de trouver des formes d’harmonisation entre les organisations [les médias] et les citoyens. Cela existe déjà, explique-t-il, citant notamment la BBC, avec le recours au crowdsourcing. Et d’ajouter que nous sommes dans un « âge d’or pour le journalisme à la seule exception de son financement ["golden age for journalism except for the money"]
- Le partage est une notion essentielle à ses yeux avec deux conséquences:
- le partage est une satisfaction en soi et ceux qui partagent ne sont pas forcément motivés par l’argent. D’ailleurs, « nous sommes motivés par l’argent mais pas autant que l’on peut le penser ».
- ce sont ceux qui créent les plateformes d’agrégation qui récupèrent la valeur de cette agrégation.
- il estime que les copyright sont une contrainte, et il voit dans le téléchargement illégal « une forme classique de désobéissance civile ».
Une conférence très suivie
Il existe d’autres comptes-rendus de cette conférence réalisés par Alice Antheaume sur son blog W.I.P., par Eric Scherer sur Metamedia, par Vincent Truffy dans son Bac à sable, et sur RSLN. Gilles Bruno de son côté à réalisé à cette occasion une interview de Clay Shirky pour L’Observatoire des Médias.