Après sa mort en 1783, 49 têtes furent vendues à un chef-cuisinier viennois, qui les exposa (dans son restaurant ? une étrange mise en appétit), les documenta (catalogue de 1793 ;
image n°8, Österreichische Nationalbibliothek Vienne), puis les céda à un autre collectionneur. La collection ne fut dispersée qu’en 1889 ; si certaines têtes furent appréciées de Klimt et de Schiele, c’est le psychiatre Ernst Kris (co-auteur de l’excellente thèse sur la création artistique
La légende de l’artiste avec
Otto Kurz) qui le redécouvrit en 1932. Sa renommée ne dépassa
toutefois pas les frontières de l’Europe Centrale jusqu’il y a peu, à l’occasion de l’acquisition d’une de ses têtes par le Louvre en 2005 (décision d’acquisition qui, m’a-t-on chuchoté, se heurta aux réticences de certains conservateurs adeptes de la sculpture classique, et on peut les comprendre, tant Messerschmidt ouvre des chemins encore inexplorés, en tout cas hors du cadre patrimonial habituel de nos conservateurs)(
image n°13, Szépmüvészeti Mùzeum, Budapest).
Que sont donc ces têtes ? Leurs titres, donnés lors de l’exposition de 1793, dix ans après sa mort, n’ont aucun sens sinon anecdotique (et je ne les reproduirai donc pas ici). Que montrent ces visages ? Le philosophe éclairé Friedrich Nicolai, qui rendit visite à Messerschmidt le 29 juin 1781, rapporte que le sculpteur lui expliqua que, persécuté par des démons et souffrant de douleurs dans le bas-ventre et les cuisses (euphémisme pudique significatif, sans doute), il se pinçait devant un miroir et tentait de reproduire ses grimaces. Pour moi, contemplant ces têtes, toutes des autoportraits ne prétendant pas vraiment à la ressemblance, ce sont des effigies de douleur : douleur physique, peut-être, mais alors somatique, douleur psychique certainement. Non ce n’est pas un homme qui bâille (comme le ferait accroire son titre ;
image n°23, Szépmüvészeti Mùzeum, Budapest), c’est un homme qui hurle de douleur,
face à ses démons, ses tourments, ses misères, luttant vainement contre ses hallucinations. Même lorsqu’il semble rire (
image n°10, collection particulière, Belgique), la douleur est présente. Rarement a-t-on su si bien reproduire la douleur intime, celle qui occupe tout le corps et tout l’esprit, celle qui ne laisse aucun répit ; non pas l’acmé de douleur passagère, accidentelle (comme, par exemple, la femme de Guernica), mais la douleur pérenne, compagne de tous les jours. Peut-être seul Bacon a-t-il eu cette fulgurance, cette violence contenue mais insupportable (et aussi, vue quelques jours plus tard par hasard, la Marie hurlante du
Compianto de Niccolo dell’Arca à Bologne).
Que la douleur de Messerschmidt fut mentale, nul doute, tout concourt à dépeindre une personnalité des plus tourmentées. Qu’on découvre des cousinages avec Mesmer (dont les thèses magnétiques s’élaborent déjà à Vienne avant qu’il ne connaisse le succès à Paris) et avec
Lavater et ses physiognomonies, c’est certain (avec Le Gréco, par contre, je ne le crois guère). Qu’on s’émerveille devant le réalisme de ces têtes, les rides en patte d’oie, la tension de la peau, le rendu du rictus, la saillance des fanons, la texture du crâne rasé –et plus encore dans les têtes en albâtre, (
image n°16, Getty Museum, L.A.) où les aspérités de la crispation de la peau
s’inscrivent dans la texture même de la pierre - , c’est un hommage à son talent, à sa perfection à rendre les détails les plus réalistes. Que, esthétiquement, il se positionne ainsi à l’opposé de son travail officiel, de l’esprit de proportion si cher aux Lumières, qu’il apprit et enseigna à l’Académie, c’est certain, mais ça ne saurait rendre compte de ce cri, de cette douleur, parfois réprimée dramatiquement (
image n°24, Belvédère, Vienne ; ne croirait-on pas un autiste renfermé sur lui-même ?) et parfois exprimée avec violence.
Trois des têtes (dont celle du Louvre :
image n°20) ont un bandeau sur la bouche : l’hypothèse d’un aimant mesmérisant ne semble pas très crédible, et on pense plutôt à un symbole de la répression des passions, que Kris identifiait comme une ceinture de chasteté exposée aux yeux de tous, Messerschmidt affichant non pas son absence de désir sexuel (au contraire, pourrait-on dire), mais la non-réalisation de ses désirs. Lui-même disait à Nicolai être totalement chaste, ajoutant « L’homme doit totalement rentrer le rouge de ses lèvres », cacher ce qui pourrait évoquer une intimité, une intériorité, une sexualité ambiguë et refoulée.
C’est une exposition à voir et revoir, une visite changeant selon vos propres humeurs, un écho inquiétant de vos propres sentiments, de vos propres douleurs peut-être. Et il faut lire l’excellent catalogue.
Photos courtoisie du service de presse du Louvre. Copyright des photos : les institutions prêteuses. De plus : image n°10 ©Bruxelles, Photo d’art ; image n°20 ©Musée du Louvre / Pierre Philibert ; image n°24 ©Fotostudio Otto, Vienne.