L’Esprit Canal “Mouhin” : Salut Les Terriens

Publié le 31 janvier 2011 par Darksroker

Quand les anglophones sont dérangés par quelque chose, par un petit détail ou même une grosse incohérence dans une œuvre ou quoi que ce soit d’autre, ils utilisent l’intéressante expression « It bugs me », comme si un ennuyeux petit insecte représentant tout ce qui ne va pas dans le produit en question venait les tourmenter au moyen de petites piqûres provoquant une démangeaison à terme franchement insupportable. Quoi de plus approprié, en effet, que cette image pour définir les réactions successives que peut inspirer le talk-show Salut Les Terriens de Thierry Ardisson chez un téléspectateur ? La première piqûre est à peine perceptible, elle ne laisse aucune trace, et elle vient tout au plus s’imprégner dans l’inconscient du zappeur déjà anesthésié par le flux des images du petit écran. Mais la mouche « SLT » récidive. Puis une fois encore. Et encore. Des dizaines de fois. Et une heure plus tard, le résultat se fait jour : on ressort du programme avec une sévère réaction allergique, presque cutanée. C’est alors là que la finesse de la langue française tape dans le mille et nous fournit la métaphore, plus dermatologique, d’une émission qui nous « file de l’urticaire ». Sacrée langue de Molière.

Je croise assez souvent des personnes qui ne connaissent pas vraiment les programmes de Canal Plus, même sur les créneaux décryptés. Et si Salut Les Terriens squatte les ondes en clair depuis plus de quatre ans, je suis prêt à parier qu’encore une fois, tout le monde ne connaît pas forcément l’existence de cette émission. Il faut dire que l’horaire du samedi à 19 H ne peut que renvoyer une photographie parfois cruelle de votre vie sociale, un peu comme une défaite, à l’instar du talk On N’est Pas Couché sur France 2 à 22 H 45 le samedi également, qui semble vous hurler à chaque minute que votre week-end est encore un bide cette semaine et que pour la peine, voilà un Zemmour pour vous punir.

D’ailleurs, Zemmour, lui aussi il est sûrement sorti faire la teuf ce soir, vu que l’émission est presque toujours enregistrée. Rien de tout ceci n’est en train de se passer au moment où vous le regardez. Le studio de la Plaine Saint-Denis où est tournée l’émission de Laurent Ruquier est à ce moment aussi vide et sombre que les perspectives de carrière politique d’Eric Woerth. Pas de pitié, affrontez la vérité : vous êtes seul chez vous à regarder un bête enregistrement. J’invente rien : souvenez-vous de Tout Le Monde En Parle, l’emblématique (et bon) talk-show justement animé par Ardisson qui occupait cette même case sur France 2 jusqu’à la frappe nucléaire de Patrick de Carolis en 2006. Le studio était décoré d’une kyrielle de graffitis, dont l’un de ceux-ci se révélait être quelque chose dans ce goût-là : « Samedi soir TV = T’as pas d’amis ». Un affreux petit tag qui revenait un peu trop de fois au fond de l’écran pour ne pas interpréter ça comme une bonne provocation.

Mais revenons à nos bourdons (ouais, bourdons, insectes… ‘Vous focalisez pas.). Malgré sa relative jeunesse, Salut Les Terriens est une émission qui est passée à travers moult remaniements et nouvelles formules pour devenir l’espèce de monstre de Frankenstein télévisuel qu’elle est aujourd’hui. Comme dans l’œuvre de Mary Shelley, ça commence par une résurrection : quand Thierry Ardisson arrive à Canal en novembre 2006, il a très certainement en tête l’idée de ressusciter son émission tombée au champ d’honneur sous une forme réduite sur la 4. Avec quelques modifications mineures cependant. Exit le synthétiseur de TLMEP où chaque touche lançait un jingle niais, et bonjour… Bonjour, euh… Groupe d’acid jazz tassé dans un renfoncement de mur ? Bon. Oh, tiens, une vanne caustique du présentateur. Ah… Ouais… Ouais, cool, la trompette. Euh… Va y avoir ça à chaque fois ? Okay. A l’époque, du haut de mes 16 ans, je ne donnais pas deux mois à l’émission. Trop bizarre et… Euh… Trop cliché en même temps. A posteriori, on peut dire qu’il y avait déjà beaucoup de choses maladroites, jusque dans le titre de l’émission. J’imagine bien Ardisson discutant avec ses associés d’un nom piquant et orgueilleux pour le programme, un bon vieux recyclage du concept universel du « Tout le monde » de TLMEP.

- Alors Monsieur Ardisson, quel est notre public-cible ?
- Ben tout le monde mon salaud.
- Héhé, bien sûr Monsieur Ardisson, mais j’ai comme qui dirait appris dans mes études de marketing qu’il est préférable d’identifier une cible pour un produit afin de répondre pleinement à ses attentes par les plus simples mécanismes de l’offre et de la demande, et permettre que ce dernier se forge une identité propre et seulement à terme élargir la base dans le but de gagner en influence, d’autant plus que l’heure de grande écoute associée au concept du tout-le-monde va vous lier les mains par rapport au contenu osé que vous glissez régulièrement dans vos…
- Tout le monde.
- D’accord, tout le monde c’est bien aussi.

Après avoir écumé le champ lexical de la globalité dans sa… Globalité, les créateurs de l’émission arrivent péniblement à une version légèrement différente du « Salut Tout Le Monde » qu’Ardisson a dû certainement défendre bec et ongles avant de se résigner à l’abandonner : « Salut Les Terriens » est née. Pour justifier l’emploi de cette nomenclature planétaire maladroite du niveau dictionnaire de synonymes du rédacteur-type d’Omnizine, le générique offrira des flashs épileptiques des dessins destinés à des éventuels extraterrestres de la sonde Voyager. Aha, Ardisson serait donc intéressé par l’astronomie et l’exobiologie au moyen de glisser d’astucieux clins d’œil à l’une des expériences les plus emblématiques de… Ah non. C’est parce qu’on voit une quéquette et une foufounénette, hurrrr durrr, ça rigolo. Au cas où l’on ne comprendrait pas la blague, le générique flashe au moins trois fois d’affilée à la toute fin sur les organes susmentionnés, histoire de prendre le téléspectateur par la main. Toujours la patte rebelle d’Ardisson. Haha, sacré Thierry, après des sexes dessinés, la prochaine fois il nous fera quoi… Fumer un faux joint sur le plateau de Denisot ? Aheum, déjà fait.

Etat des lieux en janvier 2011 : d’autres membres gâtés ont été boulonnés au cuir de la créature de Frankenstein, donnant un résultat final plus dérangeant que jamais. Lançons l’émission pour voir. « SALUT… LES TERRIENS… SALUT… LES TERRIENNES ! » Arrrh. D’où vient cette tradition horrible de démarrer une émission avec un présentateur qui doit beugler pour se faire entendre par-dessus les acclamations déjà assourdissantes du public ? Ce truc s’est complètement généralisé au milieu des années 2000 ! C’est maintenant un passage obligé. Certains animateurs aiment s’égosiller (ouais, avec « égo » dedans) au milieu des hourras, d’autres nettement moins. Voyez Michel Denisot au Grand Journal, facilement l’émission la plus bruyante du PAF aujourd’hui. Avec sa voix toute calme, il lutte pour se faire entendre, le pauvre. Parfois, je regrette mais… On n’entend  vraiment pas ce qu’il dit. Je veux dire, je comprends le principe de mettre l’ambiance dès le début, mais, sérieusement… On peut pas attendre la fin du marasme sonore de l’assemblée avant de parler entre gens civilisés ? D’autant plus que le son des applaudissements à la télévision, peu importe la qualité du système, provoque très rapidement une grosse saturation nerveuse. Je chipote ? Allez, vous aimez vraiment les applaudissements ? Quand un talk-show a parfois la bonne idée de déraper vers un débat pas trop rase-mottes, ne haïssez-vous pas le moment où toutes les minutes, la vanne de cul d’un comique raté ou l’intervention démago d’un people qui n’entrave rien au sujet enclenche sa salve de clap-claps obligatoires ? Vous avez retenu quoi du Grand Journal quand vous en sortez à 20 H 45 ? Clapclap, politicien gentiment traité, pub, Clapclap, Petit Journal, Clapclap, Zapping, pub, ClapClap, Guignols, pub, Double-clapclap pour les people, clapclap, clapclap respectueux pour le sketch douloureusement nul de la météo, clapclap, clapclap. Au secours.

L’autre chose depuis toujours assez chiffonnante chez Salut Les Terriens, c’est également la luminosité agressive du plateau. Ca scintille de partout. Et c’est flou. On se demande si le flou n’est pas en réalité déjà provoqué par la fatigue oculaire face au déballage de watts étalé devant les caméras. Mais non, il semble bien que c’est une espèce d’effet de style, un filtre quoi. Bon… C’est laid. Au même titre que la saturation sonore des applaudissements et hurlements de début d’émission, Salut Les Terriens vous bourre le cerveau de force avec le maximum de stimuli visuels, espérant réveiller le moustique en vous prompt à fixer la lumière pendant cinquante minutes en passant par-dessus la pauvreté du propos. Vous avez l’impression d’être beurré en regardant l’émission ? C’est tout à fait normal, c’est bien l’état que cherche à vous faire atteindre l’entreprise. Continuez à fixer. Oh, et n’oubliez pas de regarder les pubs aussi. Les pages de réclame sont au nombre de trois, pour cinquante minutes de créneau. Excellent score. On est tout simplement arrivé à un niveau de matraquage proche de l’inregardable télé américaine… Sur une chaîne privée qui est censée se financer en grande partie avec les contributions des abonnés. Faut bien traire la vache.

Dans la première partie, c’est le people de service, qu’on interviewe avec le procédé de storytelling standard d’Ardisson. C’est le sempiternel exercice de promo du dernier bouquin ou du dernier album, émaillé ici des virgules musicales foireuses de l’orchestre, des éternels « Mouais » du présentateur, et les fameux applaudissements qui se font un plaisir de couper l’éventuel enchaînement de pensées que le spectateur aurait pu commencer à élaborer. Le schéma est basique :

Ardisson : Vous nous présentez donc le livre X, paru chez Y. Le pitch, c’est Z. Vous ne pensez pas que [vanne pourrie alpha] ?
[Ardisson réclame une virgule musicale poussive de l’orchestre]
Public : HAHAHAHA ! [Clapclapclapclapclap]
Invité : Haha ! Non, je dirais plutôt que A…
Ardisson : Mwè ! Et c’est alors que B !
Invité : Sans oublier C…
Ardisson : Mouhin !
Invité : Et bien sûr D.
Ardisson : Mwin ! Mais on peut se demander si [vanne pourrie bêta] !
Public : HAHAHAHA ! [Clapclapclapclapclap]
[L’orchestre effectue une autre virgule musicale sans conviction]

Répétez ad lib.

Je ne critiquerai pas le travail des membres du groupe de musique, qui ont un certain talent. Mais j’en appelle à leur bon sens. Messieurs les Greements de Fortune, ne seriez-vous pas mieux dans un bon studio à composer des chansons plutôt que de rester debout dans un obscur placard, à appuyer chromatiquement la moindre astuce téléphonée d’un animateur à son moindre claquement de doigts ? C’est certain, le boulot doit être sacrément bien rémunéré. Mais on peut parfois ressentir musicalement une certaine attitude je-m’en-foutiste chez le groupe. Théoriquement, un « pwâp pwâp pwâp » descendant et étiré, c’est pas censé être le code universel du bide ? De la blague pas drôle ? Parce que je ne sais pas si Ardisson s’en rend compte, mais on a réellement l’impression que ces gars veulent parfois faire ressentir qu’ils sont épuisés physiquement et moralement par cet humour en bois. Les Greements ? Plutôt « Les Désagreements », ouais.

En deuxième partie surgit un embryon difforme de débat politique, qui ne peut atteindre un niveau satisfaisant, puisqu’il est compressé sur cinq minutes effectives, généralement autour du dernier essai d’un politicien, qui tente d’en dire le plus dans le temps imparti, mais où un lieu commun chasse l’autre et où la recherche est souvent aux abonnés absents. Parfois Zemmour se pointe et vient sortir un énième « fait » soi-disant indiscutable qui lui vaudra sa convocation au tribunal du mois.

Mais, avant toute chose, l’Edito de Blako, avec sa voix-off désormais célèbre dont les intonations lancinantes sont la marque de fabrique. Blako est edgy. Il est trop d4rk. Yann Barthès, c’est un peu le gendre idéal. Lui, Blako, il sent le soufre et le « vrai » gauchisme antisystème dénonciateur. Il fait des montages poil-à-gratter, parfois même de mauvais goût Blako, et ses raccourcis idéologiques sont d’un populisme affligeant, mais qu’est-ce qu’il s’en fout Blako, c’est une voix-off. Au moment où on l’accusera de faire de la politique, il dira que c’est une chronique humoristique. Aujourd’hui, Blako prend son ton jovial et désinvolte habituel pour parler entre autres du meurtre de Laëtitia, qui a dû avoir lieu il y a quarante-huit heures à peine. Ca pique. Quelques minutes plus tard, en « P3 » c’est Stéphane Guillon, qui, avec son image irrévérencieuse que nous connaissons tous, va dégager ce qu’il considère un bon gag sur la mort d’une septuagénaire après un vol à l’arrachée. On peut rire de tout, bien évidemment, même de la mort, je le sais bien. On peut blâmer l’hypocrisie du ménagement du deuil en pointant du doigt la règle du « c’est juste parce que c’est trop tôt que tu n’en ris pas ». Mais admettons qu’il y a une différence entre l’humour noir sur la mort d’une célébrité il y a plusieurs décennies et la blague sur le lâche meurtre d’une anonyme qui a eu lieu il y a quelques heures, au moment où les proches de celles-ci sont peut-être à un niveau d’anéantissement moral conséquent. Je suis sûrement coincé et trop politiquement correct pour tiquer en entendant ce type d’humour, ça doit être ça. Foutue empathie, que viens-tu faire en travers de la rigolade qui m’est promise en me « détendant » devant Salut Les Terriens ?

J’exagère certainement. Après tout, l’humour noir, parfois même insensible, peut très bien être une ligne éditoriale soutenable,  celle du politiquement incorrect, et l’on pourra sûrement me citer des exemples de blagues très douteuses de ce type sorties par des gens illustres. Mais le problème, c’est que Salut Les Terriens n’assume pas totalement l’humour sociopathe de Guillon. Et le monstre de Frankenstein n’est alors plus simplement moche, il devient schizophrène. Parce qu’il faut compenser, il faut laver les péchés. Chaque pouffage de rire déclenché par Guillon doit être racheté.

C’est là que l’invité du « Samedi 20 H » intervient. Et là, le show se cherche soudainement une retenue respectueuse en se focalisant sur le cas d’un anonyme qui a vécu un drame, ou se trouve actuellement dans une situation très difficile. En allant parfois jusqu’au pathos. Au début, c’était Nulle Part Ailleurs. Ensuite, c’est devenu South Park. Et maintenant, c’est Perdu de Vue. « Lolilol il est mort lui § Haha, impayable » « Et maintenant, le drame de la solitude… » Ce véritable coup du lapin émotionnel laisse un goût pour le moins dérangeant. On retrouve un peu l’ambiance des passages intimistes  des interviews de stars de TLMEP, mais avec un sentiment d’exposition-spectacle dû, disons… A tout ce qui reste. Ah oui, l’image aveuglante, l’horaire, l’orchestre, le public, et aussi le fait qu’on se marrait à propos de la mort d’une « vieille » il y a exactement quarante-cinq secondes. On découvre l’histoire d’un homme pris dans la spirale du surendettement, et sa vie est retracée intégralement jusqu’aux passages les plus sombres. L’homme craque au moment où l’on évoque sa tentative de suicide. Le silence est interrompu par une injection supplémentaire de « Mouhin » par Ardisson et le récit reprend. Deux semaines plus tôt, cette dame décrit le moment où, dépassée par la solitude, elle attend la mort au milieu des détritus entassés dans son appartement. Cette partie de l’émission est toute récente, et a probablement été ajoutée dans le but de faire réagir les politiques présents sur de graves problèmes de société (à vrai dire, ils doivent avoir trente secondes à tout casser pour commenter le tout, donc même ce principe sonne faux). Sauf que l’aspect foutoir et parfois trash de l’émission jusqu’à l’heure-butoir de 20 H ne laisse au final qu’une sensation d’indécence, l’impression d’assister à un programme bipolaire au mélange détonnant de potache lourdingue et de sérieux dramatique duquel les véritables messages ne sortent pas vraiment grandis. C’est simplement un cas d’école du double-standard. La mort dans les faits divers, relayée dans les journaux permet un rire gras au nom du festif décryptage médiatique, tandis que la situation de misère sociale de l’invité du jour est prise au plus saisissant des premiers degrés. Générique de fin. Au début, les flashs étaient consacrés à montrer des quéquettes pour la rigolade. Ces flashs-ci montrent Ardisson qui va parler en privé avec l’invité de 20 H, ce dernier encore tourneboulé de son entrevue à cœur ouvert.

Je reconnais que pointer du doigt les procédés et l’ambiance générale épuisante de Salut Les Terriens, tout en se plaignant des schémas pavloviens invoqués en œuvre dans la majorité des talk-shows télévisés est un peu se battre contre des moulins à vent. La principale chose qu’on peut me répondre, très pertinemment, c’est que je n’ai rien à attendre de la télé et que je n’ai pas à regarder si je trouve tant de choses qui me turlupinent dans ce programme. C’est très juste. Mais la manière avec laquelle le talk-show semble s’approcher de plus en plus du maxi-best-of du dysfonctionnement déontologique qui apparaît encore plus souvent à la télévision depuis qu’Internet menace de la phagocyter est simplement fascinante. Faut-il adopter la posture de l’écran hypnotique et du troll acide pour se fondre avec l’ennemi, ou se retrancher derrière les digues des bonnes valeurs du média qui sait mettre des limites quand tout va trop loin ? Ne demandez pas à Ardisson, il n’a pas l’air d’avoir la réponse.


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