Maître de la Bible de Jean de Sy
(actif à Paris entre c.1350 et c.1380),
Le débat du clerc et du chevalier, 1378.
Enluminure sur parchemin dans Le Songe du Vergier,
Londres, British Library, MS Royal 19 C IV, f.1v.
Sans le retard aussi conséquent que « providentiel » du Thalys qui, à mon retour d’un court séjour en Belgique, me fit manquer la correspondance entre deux trains et acheter, pour passer le temps, un magazine de loisirs consacré au Paris médiéval, l’idée ne me serait peut-être jamais venue de consacrer, comme je m’apprête à le faire, une série de billets aux musiques du Moyen Âge. Cette anecdote qui me sert de point de départ vous paraîtra sans doute bien futile, mais rarement l’idée que les temps commençaient à mûrir pour ces répertoires finalement assez peu connus en dehors d’un public d’habitués ne s’est imposée à moi avec autant de force qu’en ce jour de décembre étoilé de froidure.
L’exécrable réputation que nos bons humanistes italiens des XIVe et XVe siècles puis les autoproclamées Lumières du XVIIIe lui ont faite, le Moyen Âge la porte jusque dans son nom comme un stigmate et les travaux menés par les historiens depuis la seconde moitié du XIXe siècle n’ont pas complètement réussi à dissiper les relents d’obscurantisme, de violence et de ténèbres qui s’attachent à cette période ; « on n’est pas au Moyen Âge ! » demeure d’ailleurs une expression courante pour signifier le règne de la plus exquise civilisation. Quiconque prend un instant le temps d’y réfléchir réalise néanmoins rapidement que si l’époque médiévale n’est pas exempte, au même titre que les autres, d’épisodes épouvantables, elle est également un creuset d’une fabuleuse richesse, où s’est formée une large part de l’identité culturelle de l’Occident qui, en dépit des distorsions imposées ensuite par différentes idéologies, détermine toujours ce que nous sommes aujourd’hui. Cependant, comme l’écrit très justement Jacques Le Goff, « le Moyen Âge est devenu et reste la citadelle de l’érudition » (Pour un autre Moyen Âge, 1977), ce qui explique sans doute qu’entre, d’un côté, des initiatives sympathiques mais sans grande assise scientifique (je passe volontairement sous silence les détournements commerciaux New-Age et autres), et, de l’autre, des travaux que leur extrême spécialisation rend inaccessibles au profane, la voie médiane d’une vulgarisation solide mais abordable soit presque désertée dans le domaine des arts et, en particulier, de la musique. Essayez, pour vous en convaincre, d’aborder un ouvrage traitant de cette dernière sans un minimum de connaissances préalables et vous verrez : « Ce livre n’est pas un dictionnaire. Ce n’est pas non plus un ouvrage de vulgarisation » sont les deux phrases qui ouvrent le par ailleurs excellent Guide de la musique du Moyen Âge publié chez Fayard. Le fameux vers de Dante, « Abandonnez tout espoir, vous qui entrez », aurait tout aussi bien fait l’affaire.
e que je souhaite vous proposer au fil des billets que je publierai dans la rubrique Musica humana (une des subdivisions de l’art musical définies par Boèce dans le premier quart du VIe siècle), spécialement créée à cet effet, ne consistera pas en des leçons au sens universitaire du terme, mais bien en des rendez-vous autour d’une figure, d’un thème, d’un lieu, d’une anecdote permettant de mettre en résonance la musique et les autres expressions artistiques (littérature comprise), conformément à la ligne générale adoptée par Passée des arts. Cette logique a prévalu pour le choix des illustrations de ces quelques lignes. L’enluminure principale offre une sorte de raccourci de la société médiévale, puisque, outre la figure tutélaire du roi, on y voit un clerc, un chevalier, un rêveur (je vous laisse imaginer, à votre gré, s’il est philosophe, poète ou musicien), des allégories, un verger clos. Mais il manque au moins un élément majeur pour compléter partiellement ce tableau, aussi est-ce à la musique que j’ai confié le soin d’incarner une présence féminine qui ne soit pas une construction mentale mais bien un être de chair et de sang, au travers d’une chanson de toile, une forme musicale spécifique à la France du Nord que l’on pense avoir peut-être été chantée par des femmes pendant qu’elles cousaient ou filaient.
Je n’ai, bien entendu, nullement la prétention d’offrir un panorama complet des musiques du Moyen Âge, ce qui excèderait largement le champ de mes connaissances, mais si je parviens à donner l’envie ne serait-ce qu’à quelques-uns d’entre vous d’en apprendre plus sur cette période, de suivre les expositions qui en documentent les arts et de découvrir, au disque comme au concert, le travail des ensembles qui, en se plaçant courageusement hors des modes faciles, font revivre ses musiques d’une souvent fascinante beauté, j’estimerai que mon entreprise n’aura pas été tout à fait vaine. Vos impressions, remarques et suggestions sont d’ores et déjà les bienvenues.
Accompagnement musical :
Chanson de toile anonyme, XIIIe siècle : En un vergier, lez une
fontenelle (Bibliothèque nationale de France, manuscrit fr. 20050)
Estelle Nadau, Estelle Boisnard, Caroline Montier, chant. Carole Matras, harpe.
Ensemble Ligeriana
Katia Caré, direction
Chansons de toiles. 1 CD Calliope CAL 9387. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Illustration complémentaire :
Chantres, Initiale historiée C du Psaume 97 dans une Bible réalisée à Paris dans le troisième tiers du XIIIe siècle. Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, manuscrit 0015, f.244v
Je remercie Alain Genuys (Centre de musique médiévale de Paris), Antoine Guerber (Diabolus in Musica, Tours) et Marie-Reine Demollière (Scola Metensis, Metz) pour leur disponibilité et leurs conseils.