A la fête dans les sondages, promise par les médias au plus bel avenir, Marine Le Pen s’habille désormais en Prada avec 43% des sympathisants de l’UMP qui se déclarent disposés à la dédiaboliser.
Son discours d’investiture a déconcerté les observateurs ; le registre a changé, en apparence du moins. A l’outrance langagière du père, la fille oppose le verbe policé qui sied à ce qu’elle tient pour un « grand parti politique républicain ». Tout y passe désormais, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les hussards noirs de la République, la laïcité. Elle invoque, à l’envers, à l’endroit, Jaurès et les résistants de 40 pour achever son discours d’investiture par un improbable « vive la République »…
Mais ce serait lui accorder bien du crédit que de lui attribuer les seuls mérites de cette captation d’héritage républicain : il s’agit bien plutôt des ultimes conséquences de la désastreuse aventure idéologique de Nicolas Sarkozy.
Retour sur la chronique d’un désastre annoncé. Après avoir promis d’être celui qui ferait entrer la République dans la modernité, après avoir fièrement foulé aux pieds un héritage jugé dépassé tout en revendiquant un courage politique à en briser les tabous, les aveuglements et les blocages, Nicolas Sarkozy a tenté de trouver refuge dans un retour à ces mêmes valeurs républicaines, mais dans leur version la plus autoritaire, la plus réactionnaire et la plus chauvine. Grenoble, Saint-Aignan, circulaires ministérielles sur les Roms, discours de Marly-le-Roi sur les internats d’excellence : les mesures et lois d’exception, les déclarations discriminatoires sur des bases ethniques ou religieuses se multiplient, sous couvert de restauration de l’ordre républicain. Les incidents, les provocations et les dérapages verbaux plus ou moins contrôlés qui ont émaillés la première moitié du mandat présidentiel, les graves erreurs commises dans le pseudo-débat sur l’identité nationale ou la sévérité des critiques du pape, de l’ONU, ou des institutions européennes sur la question Rom : tout cela, rappelons-le, a été fait au nom de la République et du rétablissement des valeurs nationales et républicaines. C’est un hommage du vice à la vertu qu’il faut dénoncer pour ce qu’il est : une véritable escroquerie langagière, mais aussi le cache-sexe d’une politique profondément attentatoire à ce qui fonde le socle de notre… identité nationale.
On devine que dans les affrontements politiques à venir, personne n’assumera explicitement de posture antirépublicaine : les mêmes mots serviront à désigner des choses bien différentes. Il faut bien avouer que tout le monde, en France, peut se revendiquer de la République à peu de frais, et rares sont les femmes et les hommes politiques qui se privent de le faire, à droite comme à gauche, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite désormais, à tout propos. On peut craindre que les meilleures volontés se perdent dans cette logomachie républicaine, et que les bonnes intentions finissent par se dissoudre dans les bonnes paroles. Certes, les Français sont une majorité à juger que les valeurs de la République ont été bafouées, et le monde entier ne s’y trompe pas, estomaqué par tant de hardiesse dans le changement d’interprétation de notre sacro-sainte doxa républicaine, oscillant entre jubilation à voir l’arrogance française prise à son propre piège, et inquiétude à voir un pays tout entier perdre aussi vite ses repères et ses valeurs. Mais combien de temps cette relative clairvoyance de l’opinion tiendra-t-elle si nous ne faisons pas l’effort de redonner de la crédibilité aux promesses républicaines ? Cela passe, à mon sens, tout autant par la dénonciation de la politique de Nicolas Sarkozy et du discours en trompe l’œil d’un Front national pas si new look que ça, que par un examen critique des échecs de la République elle-même, notamment pour ce qui concerne l’intégration, la lutte contre les discriminations, la diversité et l’égalité des chances.
Depuis quelques années, en effet, tout a changé ou presque dans les rapports que la France entretient avec ses minorités d’origines étrangères, et l’idée même qu’elle se fait de leur juste et pleine intégration au sein du corps national. Ce qui devrait être une honte pour la République pourrait se transformer, si l’on n’y prend garde, en l’affirmation conquérante d’une certaine vision de la tradition républicaine. Une vision qui en vaut une autre, après tout, si on s’en réfère à la tradition assimilationniste, par exemple. C’est toute une vision relativement stable et partagée de la société, de la nation, du rôle des religions, de la place des communautés dans la République, de la constitution des identités individuelles et collectives, de l’intégration, mais aussi de l’égalité des chances, de la lutte contre les discriminations et même, du mérite individuel qui se trouve aujourd’hui bouleversée sans qu’une perspective nouvelle s’en dégage pour autant. Ni à droite, ni à gauche, il faut bien le dire. Ce sont pourtant les fondements sans lesquels on ne saurait bâtir le moindre projet de société solide et sérieux. De fait, la longue phase de politisation du débat que nous venons de vivre sur les valeurs nationales et républicaines a réussi au moins une chose, c’est détourner l’attention des questions auxquelles la droite n’a jamais répondu, et auxquelles la gauche de gouvernement doit, elle, rester attentive qu’elles soient sociales, économiques, urbaines, d’éducation ou de politique d’égalité des chances.
Dans ce contexte de diversion et de renversement des valeurs, le risque est grand que la reconnaissance d’une pluralité visible et revendiquée dans la République ne soit plus perçue comme une promesse à tenir, mais comme un tombeau pour les valeurs républicaines. Or, ce n’est pas dans la surenchère, ni dans la réécriture de l’histoire, et encore moins dans un concours d’éloquence au « plus républicain que moi, tu meurs » que les choses vont s’arranger, bien au contraire. Il faudra, au contraire, savoir dénoncer ceux qui voudront préserver le « logiciel » existant sans rien en changer au nom de l’éternel républicain, et encourager ceux qui le critiqueront en pointant du doigts ses carences, son incapacité à reconnaître la pluralité française, son impuissance à instaurer une véritable égalité des opportunités. La vérité qu’il nous faut affronter, c’est que la République laïque, sociale, égalitaire et émancipatrice que nous rêvons tous de sauver n’existe pas, et qu’elle n’a jamais existé : elle est à inventer, et ce n’est pas en nous repliant sur un passé idéalisé que nous y parviendrons, mais en nous projetant dans la France et le monde tels qu’ils sont. C’est-à-dire un monde peuplé d’étrangers en mouvement, de sans papiers, de réfugiés, de Roms, de musulmans, d’habitants de quartiers sensibles, de jeunes issus de l’immigration et autres « minorités dangereuses » qui n’en aspirent pas moins à faire partie d’une communauté de citoyens libres et égaux, fondée en raison et en droit, quelles que soient leur origine, leur couleur de peau, leur foi, leur culture, leur langue ou leurs convictions. J’aimerais que la France continue de faire partie de ce monde, le monde de demain.
La République est un idéal d’universalité, et non un brevet de francité. C’est rester fidèle à cela, pour moi, que d’être républicain en France aujourd’hui. Bref, Marine n’est pas Marianne et Nicolas non plus…
Najat Vallaud-Belkacem