Quels droits la société a-t-elle sur nous ?
« Vous avez accepté les règles de la société dans laquelle vous vivez ! » L’argument étant de nature contractuelle, en examiner la valeur implique de déterminer ce qui relève ou non d’une logique contractuelle.
Ce qui relève d’une logique contractuelle, ce qui n’en relève pas
Max Lataxe, qui habite près d’une forêt, enjoint aux promeneurs qui y cueilleraient des fruits sauvages de lui verser une taxe en fonction du produit de leur cueillette. Une fois ceux-ci sortis de la forêt avec leur cueillette, il réitère sa demande, rétorquant face à leur refus que : « vous avez joui des fruits de la forêt, ce qui mérite contrepartie » et « prévenus de mes exigences vous les avez acceptées en consommant les fruits de la forêt. Comme celui qui consomme un repas au restaurant vous devez en acquitter le prix. »
Max Lataxe ne fournit aucun service et rien ne justifie qu’il soit devenu propriétaire de la forêt.
Les arguments qu’il présente pour justifier l’obligation contractuelle des promeneurs, la contrepartie et le consentement, sont aussi ceux que le discours éthique courant fait intervenir en pareil cas.
Il reste à déterminer le rôle exact de chaque élément dans la légitimation de l’obligation à exécuter.
À la manière dont Max Lataxe les présente, chaque élément apparait plutôt comme établissant à lui seul la validité de l’obligation contractuelle dont il réclame l’exécution que comme une condition aussi nécessaire que l’autre, les deux devant être remplies cumulativement.
Néanmoins, en droit, la nécessité d’une contrepartie consistant dans un travail fourni ou un bien produit par le cocontractant n’existe pas. Ainsi, un restaurateur pourrait livrer gratuitement ses repas au public ou à une partie de sa clientèle. L’acte, quoiqu’improbable n’en serait pas moins valable.
En pratique, la contrepartie recouvre toutefois son importance lorsqu’un cocontractant potentiel a prévu qu’elle serait la condition de son propre engagement. S’il est subordonné à la volonté d’une des parties possibles au contrat et donc indirectement à consentement, la contrepartie joue alors, avant et après l’accord de volonté, un rôle indéniable.
Avant l’accord des parties, elle le rendant virtuel tant que la contrepartie n’aura pas été acceptée par le cocontractant.
Après l’accord de volonté, elle subordonne le caractère obligatoire de chaque obligation à la bonne exécution de l’autre.
Il reste que la formation de l’engagement d’un débiteur en fonction de conditions cumulatives n’est pas dans l’intérêt de Max Lataxe dont l’argument qu’il fonde sur la contrepartie est sans valeur. Nullement propriétaire de la forêt, il n’apporte aucun service au promeneur.
C’est pourtant en mêlant adroitement dans son deuxième argument consentement et contrepartie qu’il parvient à rendre la fausseté de sa logique plus difficile à mettre en évidence.
« Prévenus de mes exigences vous les avez acceptées en consommant les fruits de la forêt. Comme celui qui consomme un repas au restaurant vous devez en acquitter le prix. »
En comparant sa situation à celle du restaurateur dont le client viendrait refuser de payer le repas, il se réfère indirectement à la notion de consentement. Les promeneurs n’ont-ils pas été avertis à l’avance qu’il exigerait le paiement d’une taxe à raison de leur cueillette et, de ce fait, leur cueillette ne vaut-elle pas alors, consentement au paiement de la taxe ?
Le consentement peut se manifester de plusieurs manières : explicite, il peut être écrit ou oral mais il peut être tout aussi bien tacite. Donner les clés d’une voiture à une personne revient à consentir à prêter celle-ci. Or, dans certains contextes, accepter tacitement une prestation revient à accepter le contrat et la contrepartie de la prestation. C’est particulièrement le cas au restaurant. Celui qui accepte d’être servi, reconnais sans l’avoir fait explicitement devoir payer le repas.
L’existence du consentement et de la contrepartie, comme mêlés l’un à l’autre, forment ensemble l’obligation du client du restaurant.
Cela implique l’effectivité de la prestation dont la réception consentie aura pour effet de finaliser tacitement le contrat. Or, dès lors que le contrat repose sur la consommation d’un bien matériel, celle-ci dépend de la propriété de la chose par celui qui entend en recevoir une contrepartie. Dans un tel contexte, être propriétaire du bien dont jouira un tiers sera, pour celui qui réclamera une contrepartie à cette jouissance, la condition du bien-fondé de sa demande.
La logique de Max Lataxe imite celle du restaurateur qui exige un paiement après le repas. Pas plus que le restaurateur, il n’a obtenu le consentement express du « consommateur », mais il le déduit de la connaissance que le « consommateur » avait de la contrepartie exigée de la jouissance du bien (le fruit ou le repas) d’une part, de la décision d’en jouir prise en connaissance de cause, d’autre part.
Pourtant, son argumentaire s’écroule pour les mêmes raisons que précédemment. À l’inverse du restaurateur, il n’est nullement propriétaire des aliments ingérés et ne peut présenter la décision du promeneur de cueillir les fruits comme un consentement dans la mesure où ce dernier avait au départ le droit d’en jouir sans donner de raisons à personne.
Une autre manière de présenter la différence entre le restaurateur et Max Lataxe est de considérer les possibilités de choix qu’ils offrent.
Tous deux en somme disent : « Vous avez le choix de manger et de payer ou de ne pas manger et de ne pas payer. Si vous mangez, c’est que vous avez accepté de payer. »
Contrairement à ce que la similitude des discours peut laisser croire, les situations sont opposées : alors que le restaurateur fait une proposition qui étend les possibilités de choix du consommateur potentiel, l’injonction de Max Lataxe la restreint.
C’est ce sophisme du choix qu’utilise l’économiste Jacques Généreux lorsqu’il énonce : « Dans une démocratie, personne n’est contraint de vivre dans son pays. Un individu en désaccord avec le niveau des dépenses publiques et des impôts est toujours libre de s’exiler ou de se suicider ; l’impôt est librement consenti par tous ceux qui choisissent de vivre dans un pays quelconque. »
Encore une fois, ce qui est clair au travers des relations individuelles, l’est beaucoup moins lorsque des entités telles que la « société », le « peuple », « nation » ou « l’État » viennent se greffer au raisonnement.
Nous sommes bien prévenus des lois qui empiètent le champ de notre liberté naturelle mais y avons-nous consentis ? Ce « consentement » n’est-il pas de la même nature que celui que, dans l’exemple précédent, Max Lataxe fait mine d’avoir obtenu des cueilleurs ?
Il reste pourtant qu’une grande partie des contraintes que l’on veut faire peser sur l’individu reposent sur un mystérieux « contrat » que celui-ci aurait conclu avec la société et dont il est bien difficile de retrouver la trace. Il est indéniable que, pour ceux qui le mettent en avant, l’existence d’un tel contrat procède d’une réalité qu’ils pensent saisir intuitivement même s’ils ne parviennent pas à en donner la démonstration rigoureuse.
Aussi, nous avons tenté, pour en vérifier le bien-fondé, une rationalisation du sentiment assez répandu de l’existence d’un tel contrat. Cette rationalisation devait avoir pour base les droits de l’individu.
Un petit village, un vieux clocher…
Dans un village dont la vie était réglée jusqu’ici par les principes du Droit naturel, un vote concernant l’exclusion des habitants qui ne vont pas à la messe est décidé. Le résultat du vote correspond aux pratiques religieuses personnelles. Les pratiquants ont voté en faveur de l’exclusion des habitants du village réfractaires à la messe qui s’y sont bien sûr opposés. Le résultat est donc sans appel : 90% des votes ont été favorables à l’exclusion.
Néanmoins, l’organisation du vote ayant été fort précipitée un débat s’engage entre les habitants avant l’application de celui-ci. Dans ce village, l’intolérance est civilisée, qu’on se le dise !
Les réfractaires font observer que cette mesure contraire au Droit naturel, respecté jusqu’ici dans le village, viole leurs droits. Ils ajoutent que les pratiquants, s’ils voulaient effectivement exclure les réfractaires du village pourraient, étant commerçants, artisans ou exerçant une profession libérale, refuser tout simplement de servir les seconds, et en tant que simples consommateurs boycotter leurs produits. De telles pratiques serviraient l’objectif visé par les partisans et seraient respectueuses du Droit naturel.
Les partisans de la messe estiment qu’un phénomène de passager clandestin rend inopérant un tel programme. Les partisans de la messe auraient tout intérêt, compte tenu de leurs convictions, à ce qu’aucun partisan n’ait de relation d’aucune sorte avec les réfractaires afin d’amener ceux-ci à quitter le village. Individuellement, ils n’en préfèrent pas moins, consommateurs, bénéficier de leurs biens et services, commerçants, gagner de l’argent en leur vendant d’autres biens et services. Cela s’explique par l’effet très faible que chaque abstention individuelle de toute relation économique avec des réfractaires aurait sur le départ du village de ceux-ci. Dans la hiérarchie des préférences de chaque pratiquant, l’exclusion globale des réfractaires est supérieure à l’avantage qu’il retire des relations économique qu’il entretient avec eux, avantage lui-même supérieur aux effets sur la présence des réfractaires dans le village de toute abstention de relations économiques avec ceux-ci. L’exclusion des réfractaires est donc, comme le révèle le vote, utile aux pratiquants, même s’ils n’auront pas tendance à la pratiquer de leur propre initiative.
Selon les réfractaires, cette logique pourrait au mieux justifier des sanctions à l’encontre des partisans de la messe qui ne pratiquent pas l’exclusion commerciale des réfractaires et non des mesures coercitives directes à l’encontre de ces derniers.
Les partisans de la messe font valoir que la mesure prise à l’encontre des réfractaires ne sera pas contraire au Droit naturel car ils auront contractuellement accepté l’obligation d’assister à la messe. Ils auront pris cet engagement lors de tout contrat passé avec un pratiquant ayant voté pour leur exclusion. Si le pratiquant individuel n’a pas exigé explicitement le respect de la messe lors du contrat, ce sera néanmoins le cas de la communauté des pratiquants qui l’a exigé par son vote et avec qui chaque réfractaire contracte en même temps qu’avec chaque pratiquant considéré de manière individuelle.
Les réfractaires répondent que le prétendu contrat avec la communauté des pratiquants n’existe pas et que cette communauté est un tiers à l’égard du bénéfice du contrat, de la même manière que Max Lataxe n’avait rien à dire de l’usage qui était fait des fruits de la forêt.
Analyse
Tout dépend de l’analyse du contrat passé entre les réfractaires et les pratiquants.
En première analyse, il n’y a pas, lors de la formation du contrat de clause négociée avec les pratiquants pour rendre la messe obligatoire. Alors, on pourrait décrire la « communauté des pratiquants », comme un tiers à l’égard du contrat, qui use des mêmes sophismes que Max Lataxe.
Pourtant, l’ensemble des pratiquants inclue ceux dont les réfractaires apprécieront l’argent ou les services. Donc, c’est bien d’une partie de l’ensemble des pratiquants, donc de cette communauté que le réfractaire aura bénéficié. Pourquoi la volonté de celle-ci ne lui serait pas opposable ?
Mais n’importe quel regroupement arbitraire de personnes serait-il susceptible de faire prévaloir sa « volonté » propre sur les actes de ceux-ci ? Et sinon selon quels critères ?
Il importe de distinguer une véritable communauté ayant autorité sur ses membres et une simple addition arbitraire de personnes.
Une stricte réponse au plan juridique serait de faire dépendre l’existence d’une société des pratiquants d’une acceptation volontaire de ceux-ci aux charges et aux devoirs que leur adhésion implique. Les obligations que la société ferait naitre pourraient alors être applicables aux tiers suffisamment prévenus. À défaut, la « communauté des pratiquants » n’est qu’une addition arbitraire de personnes et le réfractaire négocie avec le seul pratiquant individuel. La clause de la messe obligatoire ne sera pas incluse dans la transaction.
Or, il n’y a pas eu d’acte volontaire des pratiquants pour participer à une « société des pratiquants » et en assumer les contraintes.
Les pratiquants considèrent néanmoins qu’une telle société était formée en raison de l’intérêt commun de ses membres, attesté par le vote, et de l’impossibilité qu’il le soit par la libre association en raison d’un mécanisme de passager clandestin.
En fait, la justification par le critère du passager clandestin d’une obligation non consentie peut-être valable mais son objectif doit être de promouvoir une situation qui sera préférable pour tout le monde à l’usage classique des libertés individuelles. Or, dès lors qu’on entend opposer à un tiers ses conséquences, on s’éloigne de la justification de départ, destinée à être exceptionnelle au regard de l’application de principe des règles du Droit naturel.
En somme, dans la négociation avec le réfractaire, le pratiquant individuel bénéficierait d’une règle extraordinaire sur le plan de la liberté contractuelle faisant pencher en sa faveur son pouvoir de négociation, et ce privilège n’est pas légitime.
C’est en effet dans les rapports du pratiquant et du réfractaire individuel que doit s’examiner le droit du premier à une protection culturelle communautaire qui imposera certaines clauses au contrat.
Conclusion
L’étude ci-dessus réfute quelques-uns des arguments les plus fréquemment énoncés pour défendre les « droits » qu’aurait la société, abstraction bien commode qui cache toujours la volonté d’individus particuliers, d’attenter à nos libertés.
Cette réfutation est limitée à des arguments dont le point commun est de reconnaitre a priori des droits à l’individu pour les détruire ensuite. C’est donc logiquement que nous avons intégré la logique de fonctionnement des droits individuels à notre démonstration.
Certains adversaires de la liberté individuelle n’ont pas de telles précautions. L’individu n’existe pas face à leurs rêves d’architectes sociaux. Ils ne se soucient pas plus de démontrer que les droits de la société l’emportent sur nos libertés, quand nous, nous nous préoccupons de montrer que nos droits ont la priorité sur ceux de l’asticot ou du poisson rouge.
À ceux-là, nous répondrons que la société telle qu’ils la conçoivent n’existe pas.
Il y a en son sein une foule d’opinions, de projets et d’intérêts contraires dont il est impossible d’extraire une volonté propre. Cette société est simplement le lieu de rencontre de toutes ces tendances et l’ensemble des mécanismes permettant leur régulation.
Soucieux de ne pas défendre une doctrine dont l’application irréaliste aboutirait à ignorer des valeurs sur lesquelles elle est fondée, nous avons admis qu’il pouvait exister une limite à une reconnaissance trop extensive des droits individuels, qui peuvent être restreints si l’intérêt de tous ses membres le commande.
Tout le travail des libéraux consiste à dénoncer les agressions du pouvoir faussement justifiées par cette considération.
L’Histoire, et plus particulièrement celle des États-Unis avant l’extension de l’État fédéral au cours du 20e siècle, nous prouve en effet que le nombre de cas où une telle nécessité se présente est fort réduit, puisque la société américaine a vu croitre sa prospérité plus rapidement que nous à une époque où l’état était fort réduit, voire totalement absent à certains endroits.
(À suivre)