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L'Ecole Emportée : l'horreur contestataire

Publié le 30 janvier 2011 par Mackie

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L'Ecole Emportée

de Kazuo Umezu

1972-1974, Glénat 2004 

L'histoire :

Sans explication, un cataclysme frappe l'école élémentaire Yamato, qui se trouve téléportée, avec ses professeurs et ses 800 élèves, de sa banlieue ordinaire dans une univers de cauchemar : une terre stérile, couverte de sable, sans vie ni vestige apparent. Tandis que là où s'élevaient les bâtiments, ne reste plus qu'une fosse béante.

Coupés de leurs parents, de leurs maisons, et sans autres perspectives que la mort sous toutes ses formes, les enfants tentent malgré tout de s'organiser. L'un d'entre eux, Shô, s'affirme comme un leader. Mais quel espoir peuvent-ils encore avoir, quand tout semble perdu, qu'il n'y a apparemment presque ni eau ni nourriture, et que le danger peut venir de partout, y compris du plus innocent des visages : celui de son propre camarade de classe?

Ce que j'en pense :

C'est à cause de sa description dans le livre de Jean-Marie Bouissou, et aussi du billet de l'ami Méta, que ma curiosité s'est portée sur L'Ecole Emportée. Au passage, une fois de plus, merci la médiathèque. Je ne suis pas sorti indemne de la lecture d'une oeuvre aussi forte, et en tous cas je ne vois pas comment on pourrait rester insensible à l'horreur et au désespoir qui remplit chaque page. En même temps, résumer L'Ecole Emportée à un simple manga d'horreur, ce n'est pas lui rendre justice.

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Pour mieux comprendre une oeuvre aussi sombre que L'Ecole Emportée, il n'est pas inutile de resituer sa conception dans le contexte de l'époque. L'auteur, Kazuo Umezu, est né en 1936, et a été témoin dans son enfance des trois grands traumatismes des années 40 : la défaite du Japon, la bombe atomique et l'occupation américaine. Il apprend le métier de mangaka par la filière des librairies de prêt, avant d'intégrer, dans les années 60, le groupe contestataire du Gekiga Kobo ("l'atelier d'histoires dramatiques"), dont le manifeste est : "Un vent nouveau souffle sur le monde du manga et de nouveaux arbres bourgeonnent : c’est le gekiga." Je rappelle que le gekiga, dont certains auteurs comme Hiroshi Hirata se réclament encore aujourd'hui, n'était pas un style de dessin (puisqu'on y trouve de tout, du dessin rond enfantin au style hyperréaliste), mais plutôt un état d'esprit, puisant son inspiration dans les sujets sérieux, dramatiques et souvent historiques, illustrant notamment les tensions politiques et sociales du Japon d'après-guerre.

Parallèlement à la parution de L'Ecole Emportée, d'autres gekiga traitent de sujets similaires : Les Vents de la Colère (Tatuhiko Yamagami, 1970), qui aborde les thèmes de la pollution industrielle et de la répression policière, et Gen d'Hiroshima (Keiji Nakasawa, 1973-1974), qui aborde frontalement le traumatisme de la bombe atomique et de ses effets sur la société. 

L'Ecole Emportée traite de l'apocalypse qui frappe une école et ses enfants, lesquels deviennent une micro-société représentative de l'humanité, à la fois responsable et victime du malheur qui lui arrive. Les enfants, une fois confrontés à la situation de départ, et quasiment débarrassés des adultes, recréent les structures habituelles de la société humaine : famille (les élèves de cm2 deviennent les "parents" des maternelles), politique (création d'un gouvernement et élection d'un premier ministre). Ils reproduisent à l'extrême la violence des rapports familiaux et politiques, jusqu'à la guerre. La gestion des ressources est le problème principal, qui sous-tend tout le reste. Quand à l'environnement, il est une métaphore à la fois de l'apocalypse post-nucléaire (le décor évoque puissamment les ruines d'Hiroshima ou de Nagasaki), et du monde d'aujourd'hui (pollution, raréfaction des ressources, inégalités, etc).

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L'Ecole Emportée prend la forme d'un cauchemar, où se succèdent sans trêve toutes les formes de l'horreur : meurtres sanglants, monstres effroyables, robots tueurs, slashers, maladies, et même horreur médicale. Le fait que des enfants trouvent la mort quasiment à chaque page est terriblement choquant pour un lecteur occidental. La mort d'un enfant est une sorte de tabou dans la bande dessinée européenne. Dans le manga, elle est fréquente, souvent par le biais de combats de méchas, où elle reste curieusement acceptable. Mais dans L'Ecole Emportée, elle prend une telle ampleur que le malaise est à la limite de l'insupportable. Il faut donc dépasser sa simple représentation pour y voir la transposition, dans une société d'enfants, de la violence des adultes. C'est donc bien dans un but contestataire, et non gratuitement, que l'horreur de L'Ecole Emportée est déployée.

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Le sort des adultes, est du reste, vite expédié. A part la figure quasi mystique de la mère de Shô, il n'y a rien à en attendre. Les enfants sont le dernier vestige de l'humanité ; normal, donc, qu'ils soient directement exposés à la mort. Les figures du monde adulte sont des archétypes : les professeurs (auxquels on fait aveuglément confiance, par convention), le cuisinier (que tout le monde aimait bien, mais qui se révélera la pire des crapules), les idoles (comme le joueur de base-ball, apparition étonnante dans un des épisodes)... Les scènes se déroulant dans le monde "normal" sont également cauchemardesques, mais de façon insidieuse : le monde refuse de croire à ce qui s'est passé, il n'y a donc aucun espoir à en attendre. A noter quelques détails historiques de 1970, difficiles à comprendre pour le lecteur de 2011 : un anti-américanisme latent de la société japonaise (le flash info de la télévision qui souligne avec complaisance que l'épidémie de peste est due à un japonais ayant séjourné aux USA, donc contaminé là-bas). La condition de la femme n'y pas non plus particulièrement enviable, pas du tout émancipée.

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Plusieurs critiques sont souvent faites au sujet de L'Ecole Emportée. Le dessin est souvent dénigré. Il est vrai qu'il supporte son âge (quarante ans tout de même !) et qu'il est donc assez éloigné de la fluidité et de la modernité du manga d'aujourd'hui. Je n'ai pas été choqué par ce défaut. Très vite, la puissance du récit et son rythme infernal prennent le dessus, et le dessin devient accessoire. Son côté enfantin, naïf est même un vecteur de l'horreur qui s'instaure. Comme un vrai cauchemar, c'est dans une univers enfantin que se manifestent la pire des terreurs. Le parallèle avec Dragon Head est pertinent, mais à relativiser compte-tenu du contexte.

Autre critique, la fin de l'histoire, que je ne révélerai pas, est souvent qualifiée d'expéditive, ou de "facile". Je ne trouve pas. Au contraire, je m'attendais soit à un happy end total, soit à un aboutissement des plus sombres. Mais ça n'est ni l'un ni l'autre. L'Ecole Emportée nous propose une fin ouverte, jetant les bases de ce que peut devenir - ou pas - l'avenir des jeunes héros, devenus des adultes avant l'âge. Pourront-ils y faire face? Les intentions qu'ils manifestent nous questionnent en tant que lecteurs : sommes-nous capables de supporter notre propre condition, de l'accepter, et qu'allons-nous faire pour l'améliorer? Cela sera-t-il seulement possible?

Tant de noirceur serait illisible, sans la possibilité de s'identifier à Shô, le garçon courageux, au coeur sur la main, qui aussi longtemps que possible tentera de sauver ce qui peut l'être. Son caractère bon et altruiste est une étincelle d'humanité à laquelle le lecteur peut s'accrocher. Et ce, avec  d'autant plus de réalisme, qu'il traverse les épreuves avec détermination, certes, mais non sans doutes, ni sans angoisse. Shô, c'est nous-mêmes, avec nos forces et nos faiblesses. Et l'image finale, à la dernière page, m'a déchiré le coeur.

En tout cela, L'Ecole Emportée est une oeuvre d'une rare profondeur, et pas seulement un manga de science-fiction ou d'horreur. L'horreur est souvent un simple divertissement (voir le succès du genre), qui a ses codes, ses fans, son langage propre. Ici, l'horreur n'est qu'un moyen. Il ne faut pas s'y arrêter. Et, oui, L'Ecole Emportée est un chef-d'oeuvre, non seulement du manga d'horreur, mais du manga (gekiga ou non) dans son ensemble.

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