États ou entreprises : qui est en « guerre économique » ?
Comme il a été dit dans la première partie partie de ce travail1, le sens anthropologique de la guerre serait de construire et de souder l'identité collective d'un groupe. Les groupes humains s'autonomiseraient ainsi sur fond d'affrontements. À partir de là, j'émets l'hypothèse que parler de « guerre économique » n'a de sens que vis-à-vis de groupes économiques, c'est-à-dire d'entreprises, et en particulier de grandes entreprises. Même si je reconnais l'irrigation des intérêts économiques dans la sphère politique, je ne suis pas d'accord avec l'idée selon laquelle cette irrigation aurait en vue « la construction de la prospérité d'une nation2 ». Pour moi, le concept de « guerre » en milieu économique ne peut s'appliquer qu'aux entreprises et non aux États. Je m'appuie ici sur les analyses de l'américain David C. KORTEN, docteur d'économie à Stanford, et son ouvrage « When corporations rule the world3 ». KORTEN soutient notamment que l'alliance des États et des grandes entreprises n'a seule pour conséquence que de concentrer le pouvoir politique et le pouvoir économique « entre les mains de quelques entreprises gigantesques, capables de dicter les priorités publiques4 ». Dès lors, je pense que le combat pour le pouvoir se situe bien sur le seul terrain économique, et que ce sont les entreprises qui utilisent les États pour accroître leur puissance et non l'inverse.
Toutefois, je comprend que l'ambiguïté entre pouvoir politique et pouvoir économique puisse demeurer dans certains cas, mais dernière toute « affaire » de « guerre économique », c'est-à-dire d'affrontement sur le terrain économique, il y a toujours de l'argent et des entreprises, quel que soit le rôle de tel ou tel État ou services d’États. En réalité, je pense qu'il y a souvent dans ces « affaires » des synergies d'intérêts bien compris où le patriotisme a beau dos derrière l'enrichissement de quelques personnes. Comme le dit Nicolas MOINET dans une interview qu'il a donné à propos de l'affaire désormais classique « Gemplus5 » : « Aux États-Unis, il existe une véritable synergie public-privé car, sur fond de patriotisme économique, il y a une véritable convergence d'intérêts6 ». Pour moi, ce ne sont pas les hommes d'affaire qui sont patriotes, ce sont les chef d’États qui sont des hommes d'affaires. Le pouvoir économique irrigue désormais le pouvoir politique.
Reste à comprendre si et en quel sens on peut employer le concept de « guerre » pour rendre compte des affrontements en milieu économique.
Les identités économiques : un nouveau sens pour le concept « guerre économique »
Il y a des affrontements dans le milieu économique. La compétition entre les êtres économiques peut être lue comme une bataille avec des alliés, des ennemis, des attaques, des dispositifs de défense, etc. Les acteurs de ces batailles sont les entreprises. Oui, les entreprises sont en « guerre économique ». Mais pourquoi s'affrontent-elles ? À quoi sert la guerre économique ? Et bien, en suivant CLASTRES7, je pense qu'elle sert à protéger un certain type d'identité et à souder un groupe : elle sert à affirmer des « identités économiques ». Là où les identités politiques s'appuient sur l'idée de « nation » et de « lois », les identités économiques s'appuieraient sur l'idée de « capital » au sens marxiste du terme, c'est-à-dire au sens social ; les moyens de production permettant de dégager de la « sur-valeur » (ou pour parler en termes actuels du « cash ») devenant du capital que dans le fonctionnement effectif du travail humain8. La guerre économique servirait ainsi selon moi à protéger les différentes relations entre le travail humain et les moyens de production qui composent chaque entreprise ; en clair, elle serait un moyen de consolider les unités capitalistes dans le fonctionnement capitaliste. De la même manière que les groupes humains se sont jadis organisés pour survivre dans une nature première, les groupes capitalistes se seraient organisés pour survivre dans une seconde nature, une nature venue s'ajouter à la première, le système capitaliste.
Pour moi, et compte tenu des analyses que j'ai mené à propos du concept de « guerre » en milieu économique, la guerre économique peut être considérée comme un concept valable et utile pour décrire la situation concurrentielle actuelle des entreprises, mais seulement dans un sens précis : la guerre économique est le moyen qu'ont les entreprises de conserver leur capital dans le système capitaliste. Point n'est besoin d'invoquer un quelconque patriotisme, puisqu'ici l'idée de nation est absente au profit de l'idée de capital.
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1http://www.pensee-action.com/article-du-concept-de-guerre-en-milieu-economique-1-2-65285836.html
2Éric DELBECQUE, Christian HARBULOT, La guerre économique, PUF, 2011, page 30
3Disponible en français sous le titre : Quand les multinationales gouvernent le monde, éditions Yves Michel, 2006
4David C. KORTEN, Quand les multinationales gouvernent le monde, éditions Yves Michel, 2006, page 268
5Voir le résumé de cette affaire dans le premier rapport « CARAYON » : http://www.evadoc.com/doc/39545/intelligence-economique-competitivite-et-cohesion-sociale
6« Gemplus : une énigme française » in : Regard sur l'IE – n°2 – Mars/Avril 2004
7http://www.pensee-action.com/article-du-concept-de-guerre-en-milieu-economique-1-2-65285836.html
8Marx, Le Capital, Livre I, PUF, 1993-2009