Arion
Je ne sais pas si Dieu existe mais, depuis toujours, je l’espère avec force. Parce qu’il faudrait qu’il existe tout de même ailleurs quelque chose qui ressemble d’un peu plus près que chez nous à une justice et à une vérité que nous ne cessons de rechercher, que nous devons poursuivre et que nous n’atteindrons jamais.
De temps en temps, je l’avoue, le doute l’emporte sur l’espérance. Et, de temps en temps, l’espérance l’emporte sur le doute. Ce cruel état d’incertitude, cette « fluctuatio animi » pour parler comme Spinoza, ne durera pas toujours. Grâce à Dieu, je mourrai.
Je mourrai. J’aurai vécu. Je me suis souvent demandé ce que j’avais fait de cette vie. La réponse était assez claire : je l’ai aimée. J’ai beaucoup aimé ce monde. Je n’ai pas demandé à y venir. J’y ai été jeté. Pour combien de temps ? Je ne sais pas . (Mais je commence à le deviner.) Par qui ? Je ne sais pas. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je sais seulement que j’y ai été heureux.
J’ai eu de la chance. Mon siècle était une rude époque. Toutes les époques, j’imagine, ont connu des malheurs. Même la Grèce de Périclès, même l’Italie de le Renaissance, même le XVIIIe siècle français, en apparence si délicieux.. Mais en matière de désastres, de cruauté, de douleurs, le XXe siècle a été gâté. Beaucoup autour de moi ont connu de grandes souffrances. La haine, la guerre, la mort, la maladie, la pauvreté, le désespoir ont frappé à coups redoublés le monde de mon temps. Le pays et la langue auxquels j’appartenais ont lentement décliné à mesure que je vieillissais. Auréolée de sa victoire sur les empires centraux, la France d’entre les deux guerres était encore au centre de l’univers. La marche vers la Seconde Guerre a été un chagrin illuminé par des livres plus brillants que jamais. La défaite de 40 a été le coup le plus dur jamais porté à ce pays . Les six années de guerre ont été une horreur. Le monde en est sorti brisé et comme désenchanté. L’image qui restera de ce temps n’est pas brillante. La science et la technique ont fait des progrès inouïs. Elles ont rendu la vie plus facile et moins dure -et elles commencent à faire peur. Je crois, je me trompe peut-être, que les hommes espéraient mieux. On assure qu’Einstein, à la fin de sa vie, aurait préféré être plombier.
Dans ce désenchantement général, j’ai fait ce que j’ai pu. Parce qu’elle avait été pour moi d’une indulgence criante, j’ai essayé de rendre la vie moins sombre et parfois presque gaie. C’était la moindre des choses.
Dans ce jeu du chagrin et de la gaieté, les questions se bousculaient : Pourquoi cette chance ? Qui remercier ? Pourquoi les autres étaient-ils déportés, fusillés, pendus, exécutés à la hache, enlevés à vingt ans par la vitesse ou le cancer, accablés de malheur, écrasés par le sort -et pas moi ? J’ai la goutte et le rhume des foins, je suis sourd, je m’évanouis de temps à autre, je fais l’amour moins souvent et je cours moins vite : c’est embêtant -mais enfin je ne me plains pas. J’ai eu de la chance. Merci. Peut-être plus que d’autres. Pardon.
Je n’ai pas seulement eu de la chance. Je suis né. Pourquoi ? J’ai participé à cette grande aventure des hommes -dont ils s’occupent si peu. Pourquoi ? Pourquoi y a-t-il des hommes ? Pourquoi y a-t-il un monde ? Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ?
Jean d’Ormesson, C’est une chose étrange à la fin que le monde, 2010
Mes Pages , 2009-2011