Bubblegum Crisis: Tokyo 2040

Par Ledinobleu

Linna Yamasaki arrive à Tokyo, à présent Genom City depuis qu’un tremblement de terre a anéanti la cité quelques années plus tôt. Avec la technologie de la multinationale Genom, la reconstruction s’est faite très vite, et les boomers, des androïdes biomécaniques, sont devenus monnaie courante, pour tous les usages et sous toutes les formes. Mais ils peuvent subitement devenir fou furieux et faire des dégâts considérables. Important sponsor de la police nationale, Genom incite l’état à créer l’AD Police, une division équipée de matériel lourd et chargée de circonscrire les « mad machines » pour éviter une mauvaise presse. Avec de luxueux pot-de-vins, la multinationale achève de museler les médias pour mieux préparer son Projet Showamm qui doit résoudre tous les problèmes de ressources énergétiques au seul bénéfice de Genom…

Mais l’AD Police ne peut vraiment lutter contre les machines folles car Genom veut vendre toujours plus. Ainsi, un groupe de vigiles apparaît, qui devient vite une légende urbaine adulée par les uns et haïe par les autres, surtout l’AD Police d’ailleurs. Linna fait partie de la première catégorie et elle veut les rejoindre, mais l’admission ne s’y fait pas facilement. En fait, le plus dur n’est pas d’y entrer mais plutôt d’y rester, car les Knight Sabers sont des personnalités difficiles et tourmentées : du passé de leur leader en particulier émergeront bien des difficultés, mais pour des raisons tout à fait indépendantes de sa volonté.

Après tout, personne ne choisit d’être un boomer…

On a attendu une « suite » à Bubblegum Crisis pendant à peu prés 10 ans et lorsqu’elle est arrivée, elle nous a pratiquement pété à la figure. Normal pour une « crise du chewing-gum » vous me direz. Mais, loin d’une simple séquelle, Bubblegum Crisis: Tokyo 2040 s’affirme surtout comme une narration alternative de l’original que ses auteurs ont su développer pour lui donner bien plus de profondeur, de couleurs, de personnalité, et s’éloigner ainsi du toujours regrettable syndrome du clone qui pousse à reprendre les mêmes pour recommencer ce qui a déjà été fait et déjà été vu. Un nouveau départ, donc, pour le pire ont dit certains, mais je préfère penser que c’est pour le meilleur…

L’évolution saute aux yeux dés le générique : les designs des personnages et des boomers, le style d’animation, l’ambiance générale mais aussi la musique… Tout a changé, est devenu plus contemporain, plus coloré, plus épuré. Au lieu d’un « BGC reloaded », Bubblegum Crisis: Tokyo 2040 vit avec son temps en nous proposant une histoire globale découpée en séquences au lieu d’une série à épisodes distincts et, il faut bien le dire, parfois un peu répétitifs, voire hors de propos. Pourtant, les ingrédients sont bien là, orchestrés sur un rythme différent, plus homogène, plus solide. Exit l’austérité froide des années 80, on passe à un cyberpunk devenu grand public qui aurait pu apparaître dans les spots de MTV : pur produit des années 90, cette série est pleine de couleurs originales et de formes délirantes. Le cyberpunk, enfin digéré, fait partie du quotidien – ce qu’on appelle souvent postcyberpunk.

Ce n’est plus une expérimentation pour public averti mais une banalité de tous les jours. En témoignent les titres de certains épisodes qui flirtent bon avec les années 70, tel qu’Atom Heart Mother (Pink Floyd, 1970), Are You Experienced? (Jimi Hendrix, 1967) ou Light My Fire (The Doors, 1967), mais on trouvera aussi une référence à The Police (Walking on the Moon, 1979) (1) ; car la racine punk de cyberpunk est trompeuse : en fait, ce genre musical descend au départ du mouvement beatnik, et de telle sorte que le genre cyberpunk fédère beaucoup plus les baba cools ou les rastas que les punks ou les métalleux – ceux parmi vous qui en doutent peuvent toujours relire Neuromancien (William Gibson ; 1984) pour s’en assurer.

Mais la comparaison avec les années 70 s’arrête là puisque malgré tout le cyberpunk n’est pas supposé être très joyeux pour commencer. Alors on trouvera les magouilles et les complots, les traîtrises et les assassinats, les multinationales et les états impuissants,… Tout ce qu’on est en droit d’attendre du genre et qui fait le bonheur du connaisseur. Mais avec un humour certain et très bienvenu – signe d’une autre forme de banalisation du genre et de ses thèmes pourtant préoccupants. Grosse surprise, et de plus très agréable, les héroïnes de l’histoire ne sont pas exemptes de ces tares elles non plus, surtout Sylia Stingray, toujours aussi belle et classe, voire bien plus encore, mais qui ne va pas sans rappeler le Dark Knight (1986) de Frank Miller avec tout ce que ça implique de douleurs personnelles et de ratés tragiques. Ainsi, on comprend mieux le pourquoi de cet espèce de clown triste dans le générique de fin, qui ressemble à Marilyn Manson, et d’une manière pas si étrange que ça en fin de compte : Bubblegum Crisis: Tokyo 2040 est l’histoire d’une enfance brisée, sacrifiée au nom de la science et soldée aux trusts par son propre père. Personne ne choisit d’être un boomer, c’est juste l’ordre des choses… Non, il n’y a pas de spoiler, c’est un peu plus compliqué que ça. Vous verrez.

Au final, le message de la franchise est bien là, toujours le même mais beaucoup plus limpide, beaucoup plus adulte : la science et son corolaire, la technologie, s’y présente toujours comme une bulle de chewing-gum qui, à force de gonfler, finit par nous exploser à la figure. Ainsi, on s’éloigne assez du Ghost in the Shell (1995) de Mamoru Oshii ou en tous cas de la facture bien trop indirecte de sa stratégie dénonciatrice : ici, pas de sempiternelles questions existentielles sur les tenants et les aboutissants de l’intelligence artificielle et de la symbiose homme-machine où le propos de fond se perd un peu dans des interrogations somme toute assez secondaires, mais juste une diatribe franche et sans détour contre un monde rendu fou par des progrès technologiques toujours plus rapides, toujours plus inhumains. Une tentative, un peu vaine on s’en doute mais au moins l’intention est là, pour lever le pied de la pédale qui nous entraîne dans le mur toujours plus vite au nom du profit et du confort. Les artistes ont au moins le mérite de parler avec leur cœur et celui-là se trompe rarement, au contraire de ce que notre civilisation scientiste peut nous amener à croire.

En fin de compte, Bubblegum Crisis: Tokyo 2040 reflète bien les interrogations et les doutes du Japon de la toute fin des années 90, celui d’un archipel où la technique a développé ses racines dans toutes les strates de la société et n’épargne plus personne. Comme une nouvelle forme de drogue, ce « paradis artificiel » s’est imposé comme l’ultime refuge de ce Japon dont les rêves de gloire et de puissance se sont effondrés avec l’éclatement de sa bulle spéculative en 1989 ; à ce moment, la formidable machine économique et industrielle de l’archipel d’après-guerre a hoqueté avant de s’enrayer après plus de 30 ans d’un ronronnement aussi régulier que trompeur, et depuis elle ne fonctionne plus qu’au ralenti – comme une ombre d’elle-même, un espoir perdu, une impasse…

C’est toute la différence entre Tokyo 2040 et le Bubblegum Crisis original : dans cette dernière itération en date, la bulle de chewing-gum ne menace plus d’exploser, elle l’a déjà fait… et celui qui la mastiquait se retrouve tout ahuri en se demandant encore comment ça a pu lui arriver alors qu’il fallait être bien aveugle pour ne pas voir que ça menaçait depuis longtemps.

(1) voir la liste complète des titres de chansons et les noms de leurs interprètes sur Another Bubllegum Crisis FAQ.

Notes :

Cette série est un remake de l’OVA Bubblegum Crisis (1988-1990) déjà évoquée. Elle a pour série dérivée une autre série, AD Police (Hidehito Ueda ; 1999).

Le personnage de Galatea tire son nom de la légende de Pygmalion et Galatée : cette histoire narre comment un roi grec créa une magnifique statue de femme qu’il appela Galatée et dont il tomba profondément amoureux, au point de demander aux dieux de la rendre vivante – ce qu’ils firent…

Bubblegum Crisis: Tokyo 2040, Hiroki Hayashi, 1998
ADV Films, 2008
26 épisodes, pas d’édition française à ce jour

Cette chronique fut à l’origine publiée sur le site Animeka