Les socialistes français adoptent le système des primaires Partis politiques, espèce menacée

Publié le 29 janvier 2011 par Marx
cet article a été publié par le monde diplomatique

Elément central du jeu politique moderne, la forme parti semble faire eau de toute part, prise en tenaille entre coalitions occasionnelles, aventures individuelles et mouvements sociaux. Instrument d’éducation, de proposition et de conquête électorale, le parti obéit théoriquement à ses militants. L’irruption de la thématique des primaires dans le débat français lui porte un nouveau coup.

Par Rémy Lefebvre

« Nous pensons que s’il y a peu de candidats [aux primaires du Parti socialiste (PS)], entre quatre et cinq, nous pouvons faire un scrutin à deux tours sans difficulté. En revanche, s’il y a un grand nombre de candidats, nous ne voudrions pas passer des mois à porter une dizaine de candidatures. Ce serait peu lisible, incompréhensible. (...) Nous ferons, avant l’été 2011, une sorte de préqualification (1). » Dans un passé pas si lointain, le député et secrétaire national du PS chargé de la rénovation, M. Arnaud Montebourg, prônait la suppression de l’élection présidentielle au suffrage universel direct. Le 13 avril dernier, il remettait aux instances du parti un rapport sur l’organisation de primaires.

Les militants socialistes seront appelés à l’approuver par vote, le 20 mai prochain. Dès l’été 2011, ce processus doit permettre de désigner le candidat socialiste — et peut-être celui d’une partie de la gauche — à l’élection présidentielle de 2012. Pour la première fois, ces primaires « ouvertes et populaires » concerneront tout le corps électoral. Pourra y prendre part quiconque figure sur les listes électorales, acquitte une cotisation volontaire destinée à leur autofinancement et signe une déclaration marquant son adhésion aux « valeurs de gauche ».

Aux yeux de ses promoteurs, ce nouveau mode de désignation offre un moyen efficace de trancher la question lancinante du « leadership » — nouveau mot fétiche du discours socialiste et médiatique —, de « déverrouiller » un parti miné par les divisions et d’élargir la base de légitimité du futur candidat. Présentée par les médias comme une forme de démocratisation — puisqu’elle donne aux sympathisants un rôle qui relevait jusque-là du monopole des adhérents —, cette nouvelle procédure consacre en fait la dépolitisation du débat public et la dévaluation du militantisme.

Selon toute probabilité, la procédure départagera des dirigeants avant de trancher des options idéologiques ou programmatiques. Elle entérine la délégitimation d’une forme héritée du mouvement ouvrier, le parti, qui, renvoyé à une forme d’archaïsme, se trouvera confiné au seul rôle de machine électorale. Le PS se conforme ainsi, jusque dans son fonctionnement interne, à la présidentialisation du régime de la Ve République — renforcée par M. Nicolas Sarkozy — qu’il cherchait jadis à subvertir. La personnalisation de la vie politique, jugée intangible, est de fait avalisée par les socialistes comme l’horizon indépassable de la démocratie — à l’instar de l’économie de marché.

Une lente décomposition

Par quels mécanismes les primaires se sont-elles imposées comme « la » solution procédurale à la « crise » que traverserait le PS ? C’est l’activisme d’une coalition — associant outsiders du jeu interne, la « boîte à idées » Terra Nova (2) et une partie de la presse de centre gauche — ainsi que la lente décomposition organisationnelle du parti, sa désidéologisation et son incapacité à se rénover qui ont rendu possible, pensable et « incontournable » ce nouveau mode de désignation.

Les primaires renforcent une tendance déjà présente lors de l’élection de 2007, marquée par un premier glissement vers la « démocratie d’opinion » et l’affaiblissement des logiques partisanes. Consacrée « présidentiable » par les médias, Mme Ségolène Royal avait largement contourné le parti, disqualifiant son « appareil » et ses « éléphants », et s’imposant dans l’opinion avant d’être investie par les militants, qui avaient entériné le verdict des sondages. A rebours de leur tradition historique, ceux-ci avaient choisi la porte-parole qui optimisait leurs chances collectives de victoire et non celle qui incarnait leur préférence programmatique ou idéologique. Mme Royal fut ainsi désignée sans avoir conquis préalablement le leadership au sein de son parti (à l’inverse d’un François Mitterrand ou d’un Lionel Jospin) ni exercé de responsabilités éminentes en son sein.

L’ancienne ministre tirait sa force non seulement d’une image de « virginité politique » soigneusement façonnée, de sa distance entretenue avec l’organisation socialiste, mais surtout de l’état d’un parti subordonné à l’emprise croissante des enquêtes d’opinion et de plus en plus marqué par l’électoralisme (3). La base militante appelée à désigner le candidat avait été élargie quelques mois avant le vote d’investiture, à la faveur d’une offre d’adhésion à 20 euros (quatre-vingt mille nouveaux adhérents submergèrent alors le parti). Cette vague fut vécue par les militants les plus anciens et idéologisés comme une forme de consumérisme politique et une manière de diluer la base la plus aguerrie.

La solution des primaires s’est imposée à mesure que s’accréditait, à partir de 2007, une lecture des « dysfonctionnements » socialistes centrée sur la question du leadership. En effet, leurs divisions internes n’apparaissent pas aux socialistes comme ce dont elles sont sociologiquement et systémiquement le produit : une désidéologisation ; une décomposition des courants, devenus des coalitions éphémères d’intérêts locaux, de moins en moins aptes à structurer la concurrence interne ; le poids des notables ; l’affaiblissement consécutif de l’autorité centrale ; l’instrumentalisation personnelle des médias pour se construire une identité distinctive (comme M. Manuel Valls) ; la professionnalisation généralisée de l’organisation (4). Autant d’évolutions qui renforcent la personnalisation, l’individualisme des dirigeants, l’indiscipline partisane.

A l’issue du congrès de Reims de novembre 2008, marqué par la désignation controversée et contestée de Mme Martine Aubry, et après la débâcle des élections européennes, en juin 2009, la coalition de partisans des primaires, aux intérêts distincts mais convergents, fait feu de tout bois. Les médias qui exaltent la « modernité » de cette nouvelle règle accueillent d’un œil favorable une procédure qui, pendant de longs mois, ne manquera pas de dramatiser, de mettre en spectacle et de personnaliser une compétition interne autrefois confinée aux coulisses. Elle ne peut que conforter un journalisme de plus en plus centré sur la « course de chevaux » et enclin à la « stratégisation ».

En 2009, Libération publie ainsi une série de sondages mettant en scène la faveur grandissante des primaires dans l’opinion. Les quadras ou jeunes quinquas socialistes y voient un moyen de mettre en cause les positions établies et les hiérarchies en place, tout particulièrement ceux qui ne peuvent appuyer leur entreprise politique sur de forts soutiens collectifs ou courants (MM. Montebourg, Valls, Vincent Peillon, Pierre Moscovici...). Réagissent de la même manière ceux qui ne peuvent s’appuyer sur une forte popularité.

Les think tanks, à qui les organisations politiques externalisent leur fonction programmatique ou qui en contestent le monopole, concourent d’une autre manière à la délégitimation du parti. En août 2009, le président de Terra Nova Olivier Ferrand et M. Montebourg publient un essai en forme de plaidoyer pour une primaire (5). L’argumentaire mobilise une rhétorique modernisatrice adossée à la disqualification de la forme partisane. Omniprésente, la sémantique du marketing politique suggère, par exemple, de « tester » les candidats. Version politique de l’émission télévisée « Le maillon faible », la primaire doit départager ceux-ci sur la base « des failles des uns et des autres » (page 79). « Il faut être réaliste, peut-on lire : pour transformer le système politique, il faut gagner l’élection présidentielle, et pour gagner cette élection majeure, désormais déterminante pour toutes les autres, il faut en intégrer les règles du jeu. (...) Notre refus persistant des règles du jeu présidentiel signe notre inaptitude à l’emporter » (page 31).

Le cœur de la démonstration se fonde sur une posture, mise en lumière par Pierre Bourdieu et Luc Boltanski dans leur analyse critique de l’idéologie dominante, qui se résume en une formule : « la fatalité du probable » ; il faut vouloir le changement parce qu’il est inévitable. Il faut en somme « vouloir la nécessité » (6).

Le syllogisme peut s’énoncer ainsi : la personnalisation de la vie politique est une tendance lourde des démocraties contemporaines, un phénomène irrésistible tout comme est irréversible la présidentialisation des institutions. Il faut donc s’inscrire dans le cours de l’histoire et adapter la forme partisane (même si, sous couvert d’adaptation, on la consacre). Pour établir l’inéluctabilité de ce choix, les auteurs dramatisent la perspective de 2012 (la gauche ne peut pas perdre) et invoquent des exemples étrangers censés fonctionner comme un argument d’autorité : les primaires ont fait leurs preuves aux Etats-Unis puisque M. Barack Obama a gagné ; les primaires italiennes ont rencontré un grand succès populaire... Quid du programme du candidat ? « Naturellement, le point de départ serait le programme du vainqueur des primaires. Naturellement, l’exercice serait là aussi à sa totale discrétion » (page 84).

Cette offensive politico-médiatique exhorte la direction socialiste et Mme Aubry, très réservée sur les primaires, à accélérer le processus. Le 26 août 2009, dans Libération, Terra Nova lance une pétition qui recueille l’approbation d’intellectuels (Olivier Duhamel, Bernard-Henri Lévy, Alain Touraine...), de dirigeants politiques, de politologues médiatiques (Roland Cayrol...). A quelques jours de la rentrée politique de septembre 2009, l’injonction médiatique se faisant pressante, les fabiusiens et les proches de M. Bertrand Delanoë, réfractaires quelques mois plus tôt, cèdent. Ils précèdent de peu la première secrétaire, qui crève l’abcès et, dans une tribune publiée dans Le Monde la veille de l’ouverture des débats de l’université d’été de La Rochelle, se prononce en faveur de « primaires ouvertes ». En ratifiant la proposition, le 1er octobre 2009, les militants approuvent en quelque sorte leur dessaisissement.

Logique militante
ou logique médiatique ?

Comment se dérouleront les primaires ? Seront-elles véritablement concurrentielles ? L’appareil ne parviendra-t-il pas à les neutraliser, à les domestiquer ? Des options idéologiques différentes seront-elles discutées et confrontées ? Les mois prochains le diront. Mais, incontestablement, elles s’inscrivent dans un processus (qu’elles accusent) de dévaluation des ressources militantes, de transformation des organisations et de redéfinition du jeu politique.

Le PS est l’héritier lointain d’une tradition issue du mouvement ouvrier qui valorise la légitimité militante. Celle-ci renvoyait à l’idée d’avant-garde, théorisée par le marxisme qui fut longtemps une des matrices idéologiques du socialisme français. Dans cette perspective, le parti est un outil d’émancipation, aux avant-postes de la société. Il l’éclaire, la structure, l’encadre, la politise, donne aux dominés « la science de leur malheur », pour reprendre l’expression de Fernand Pelloutier (7). Ce modèle, le PS ne l’a jamais historiquement pleinement représenté, mais il constituait une fiction nécessaire.

C’est cette conception du parti comme creuset politique, lieu de délibération, d’éducation et de mobilisation qui se démonétise aujourd’hui. Le militant est en quelque sorte dépossédé de ses prérogatives traditionnelles. A quoi bon militer dans un parti politique si rien ne distingue le militant du sympathisant ? Si les frontières du dedans et du dehors du parti disparaissent ? Si l’opinion tend à faire le parti (ou à le défaire) et si les médias font l’élection ?

Incapables de se « rénover », les socialistes installent et légitiment l’idée que le PS lui-même est dépassé, qu’on peut en faire l’économie. Plus : si on ne peut le changer, pourquoi ne pas le liquider ?

Rémy Lefebvre.


Rémy Lefebvre

Professeur de sciences politiques à l’université de Lille-II, coauteur avec Frédéric Sawicki de La Société des socialistes, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2006.

(1) Arnaud Montebourg, France Inter, 13 avril 2010.

(2) Lire Alexander Zevin, « Terra Nova, la “boîte à idées” qui se prend pour un think tank », Le Monde diplomatique, février 2010.

(3) Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2006.

(4) Lire « Faire de la politique ou vivre de la politique », Le Monde diplomatique, octobre 2009.

(5) Olivier Ferrand et Arnaud Montebourg, Primaire. Comment sauver la gauche, Seuil, Paris, 2009.

(6) Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, La Production de l’idéologie dominante, Raisons d’agir - Demopolis, Paris, 2008.

(7) Figure de l’anarcho-syndicalisme du XIXe siècle, il développa les Bourses du travail.