Je viens de terminer de lire le livre «Founders at Work», de Jessica Livingston (co-créatrice de l’incubateur Y Combinator). C’est un recueil d’interviews faites auprès de plusieurs créateurs (ou co-créateurs, la plupart du temps) d’entreprises. Le thème général du livre est de s’attarder plus particulièrement sur les premières heures de leurs sociétés : Comment leur est venue l’idée de leur produit ou de leur service, comment en sont-ils arrivés à créer une entreprise, avec quels financements, quels sont les problèmes qu’ils ont rencontrés, et ainsi de suite.
De grands noms apparaissent dans ce livre : Steve Wozniak (Apple), Charles Geschke (Adobe), Tim Brady (Yahoo!), Max Levchin (Paypal), Sabeer Bhatia (Hotmail), Mitchell Kapor (Lotus), Dan Bricklin (Software Arts, créateurs de Visicalc, le premier tableur), Caterina Fake (Flickr), David Hansson (37signals), etc. Un total de trente-deux interviews, toutes très intéressantes, qui dévoilent autant de facettes différentes de la création de start-up dans les domaines informatiques.
Je vais vous livrer quelques extraits du livre, ceux qui m’ont le plus marqué pendant la lecture.
Préface
La préface du livre est écrite par Paul Graham, qui est par ailleurs l’un des créateurs interviewés dans le livre. Il est le co-créateur de ViaWeb, et lui aussi est co-créateur de Y Combinator. Sa préface est intéressante ; elle décrit en peu de mots pourquoi les start-ups sont si fascinantes. Contrairement aux entreprises établies, qui dépensent temps, argent et énergie à se donner un «aspect» conforme à ce qu’on attend d’elles, les start-ups sont des concentrés d’efficacité. Les premiers mois (ou les premières années) d’une entreprise correspondent à la période la plus créative et la plus productive d’une entreprise. Leurs fondateurs y jettent toute leur énergie et leur passion, avec le désir ardent de créer quelque chose de novateur, d’ouvrir de nouveaux marché.
J’en retiens deux citations :
Imaginez ce qu’était Apple lorsque 100% de ses employés étaient Steve Jobs ou Steve Wozniak (autrement dit : Imaginez l’intensité de chaque moment traversé par Apple à l’époque ; et imaginez ce que serait Apple si tous ses employés étaient aujourd’hui habités par le même feu sacré, la même créativité, la même implication dévorante, que ses fondateurs à leurs début).
Porter des costumes n’a jamais aidé personne à mieux réfléchir.
Introduction
L’auteur a écrit une courte introduction qui résume à elle seule les points clés que l’on découvre par la suite en lisant les interviews.
Morceaux choisis :
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les créateurs d’entreprises sont touours inquiets quant au fait que leur produit ou service est promis à un grand avenir. (…) On croit souvent qu’ils ont une sorte de super-confiance en eux, mais beaucoup d’entre-eux ne sont même pas certains au départ de vouloir créer une entreprise.
Par contre, ce sont tous des gens déterminés à créer quelque chose qui fonctionne. En fait, je dirais que la détermination est la qualité la plus importante pour un créateur de start-up. (…) La persévérance est importante dans une start-up, parce que rien ne s’y déroule comme prévu. Les créateurs de start-up vivent au jour le jour, dans le doute, la solitude et parfois le manque de progrès.
Ma seconde surprise durant ces interviews : Les créateurs de start-ups sont très souvent rejetés. Par les investisseurs, les journalistes et les compagnies en place. Les gens aiment l’innovation de manière abstraite, mais quand vous leur présentez quelque chose de vraiment innovant, ils ont tendance à le rejeter parce que cela ne cadre pas avec ce qu’ils connaissent déjà.
Max Levchin (Paypal)
Trouvez un bon co-fondateur. Je pense que tout est une question de personnes, et c’est vraiment difficile de tout faire seul.
Sabeer Bhatia (Hotmail)
Mon principal conseil, qui est assez commun et souvent répété, est d’écrire un business plan, car cela crystalisera vos idées, et vous aidera à les communiquer autour de vous. Écrivez-le, faites-le relire par des gens qui pourront vous poser des questions à son sujet.
Mon second conseil est de ne pas chercher à changer en profondeur le comportement des utilisateurs. Si vous espérez que les gens vont complètement changer la manière dont ils font quelque chose, cela n’arrivera pas. Essayez de faire en sorte que ce soit un petit changement, mais qui soit important pour eux.
Steve Wozniak (Apple)
Avant tout, essayez de garder un sens éthique le plus haut possible, soyez ouverts et dignes de confiance ; ne cachez rien.
Cherchez toujours l’excellence : Faites un meilleur produit que ne l’aurait fait la moyenne des gens.
Joe Krauss (Excite)
Microsoft nous a fait une offre d’achat en 1995, et là encore leur directeur technique, Nathan Myhrvold, me hurlait «La recherche n’est pas un business valable. Les gens vont juste faire quelques recherches puis mettre des marque-pages sur les sites vers lesquels ils vont retourner.»
Embauchez lentement et avec soin.
À propos du fait de créer une entreprise avec des amis :
J’aime bien la série télé Entourage. Le personnage principal est un jeune comédien qui monte. Son meilleur ami veut devenir son manager, et il est très compétent à ce poste. Le personnage principal dit à son ami «Souviens-toi, je ne peux pas virer mon ami, mais je peux virer mon manager».
Mitchell Kapor (Lotus)
Je ne veux pas travailler avec quelqu’un qui dit “Aide-moi juste à rendre mon business plus profitable”. Je veux travailler avec des entrepreneurs qui sont passionnés, personnellement investis, et qui croient en ce qu’ils font. Tous les entrepreneurs ne sont pas comme ça.
Ray Ozzie (Iris Associates, Groove Networks, créateur de Lotus Notes)
Apprenez à respecter et apprécier les compétences des autres personnes, parce que vous allez avoir besoin d’eux si vous créez une entreprise et que vous êtes un “techos”. Comprenez que c’est un cas très, très rare, quand un entrepreneur avec un profil technique est la bonne personne pour diriger une start-up pendant une longue période. Vous devez connaître vos qualités et celles des autres personnes avec qui vous travaillez. Vous devez savoir quand il faut laisser le poste de PDG pour celui de directeur technique, pour le bien de l’entreprise.
Evan Williams (Pyra Labs, éditeur de Blogger.com)
Je pense que le fait de faire des compromis est un des facteurs qui tuent les grandes choses − laisser les gens vous dire l’inverse de ce que vos tripes vous disent de faire. Non pas que je sous-estime la valeur des avis extérieurs, mais vous devez avoir la force de les ignorer, parfois. Si vous ressentez fortement quelque chose, il doit y avoir une raison à cela, et si vous voyez quelque chose que les autres ne voient pas, c’est peut-être parce qu’il s’agit d’une chose puissante et différente. Si tout le monde est d’accord avec vous, c’est probablement parce que vous ne faites rien d’original.
J’ai été surpris par le succès de quelque chose d’aussi simple. La simplicité est un mantra de pas mal de monde dans l’univers technologique. Mais ce que nous avons construit n’était pas si ébouriffant que ça. L’idée était de mettre ensemble plusieurs choses et d’être capable d’en faire quelque chose de vraiment très simple. C’est incroyable à quel point on point aller loin à partir d’une idée toute simple.
Mike Lazaridis (Research In Motion)
Je voulais créer cette entreprise à côté d’une université (University of Waterloo, au Canada), parce que je savais que nous aurions besoin de ses talents pour les développer. En terme de communication de marque, il y a quelque chose de particulier dans la proximité des étudiants et des universités. (…) Nous avons commencé à embaucher des étudiant. Vous devez commencer tôt, sinon ils partiront ailleurs. Donc nous avons embauché des étudiants en première et deuxième année d’étude, à mi-temps. Nous savions qu’ils ne seraient pas à temps plein avant 3 ou 4 ans, mais c’est un investissement car je connaissais leur valeur. Nous les traitions comme des employés à part entière.
Arthur van Hoff (Marimba)
Si vous avez l’énergie pour créer une entreprise, alors vous devez le tenter. Mais vous devrez être capable de créer autour de vous une équipe de qualité. Les talents attirent les talents.
Quand vous créez votre première start-up, beaucoup de gens se sentent concernés. Plein de personnes vous donnent des conseils, et ce ne sont pas toujours les meilleurs. Très souvent, votre intuition vous dit de faire différemment, mais vous suivez quand même les conseils des gars expérimentés. À plusieurs occasions, je me suis dit en regardant en arrière «Si seulement j’avais suivi mon intuition, les choses auraient été bien différentes».
Paul Graham (Viaweb)
Notre plus grand concurrent était une entreprise du nom de iCat. Heureusement pour nous, ils n’était pas très bon en développement. Néanmoins, ils étaient très bon pour trouver des investisseurs. À un moment, ils ont fait une levée de fond qui dépassait l’estimation de notre valeur totale, en fait probablement le double. Mais ils n’étaient pas une menace techniquement parlant. (…) Quand ils ont lancé leur site, nous avons remarqué que les URLs de leurs pages statiques ressemblaient à quelque chose du genre « affiche-tel-fichier », avec le nom du fichier en paramètre. Donc nous avons essayé avec le fichier « /etc/passwd » en paramètre, et évidemment le serveur nous a affiché le contenu du fichier. Et on pouvait y voir des comptes sans mot de passe. Je veux dire, c’est quand même la base du développement.
À propos de ce qu’il referait différemment :
Je m’inquiéterait moins du fait de ressembler à une vraie société. Maintenant je me contenterais d’un groupe de gars qui bossent dans un appartement aussi longtemps que nécessaire, parce qu’il n’y a aucune honte à avoir de ça, surtout si vous écrivez des logiciels vraiment bons.
À propos du fait de lever des fonds :
Mon conseil serait d’éviter de le faire. Dépensez aussi peu que vous le pouvez, parce que chaque dollar venant des investisseurs sortira de votre cul − au sens que cela vous retirera des actions de votre entreprise, mais aussi que tout le processus d’une levée de fond est particulièrement horrible par rapport aux autres aspects du business. Vous ne pouvez pas travailler dessus comme avec les autres problèmes que vous rencontrez. Vous êtes à la merci de quelqu’un d’autre.
Pour ne pas faire appel à des investisseurs, ne dépensez pas d’argent. Faites tout à l’économie. Dans une start-up, vous cherchez le “cheap & hip” (pas cher et au top). Il ne faut pas sembler miséreux, mais cool («bohemian cheap»).
Joshua Schachter (del.icio.us)
Ce qu’il pense à propos des techniciens créateurs d’entreprise, par rapport aux commerciaux créateurs d’entreprise :
Je n’ai jamais eu vraiment confiance dans les gens qui ne travaillent pas sur l’idée principale. Je comprends la nécessité d’avoir quelqu’un qui puisse parler le langage des investisseurs. Mais je suis circonspect face à ceux qui disent : «J’ai une grande idée et je d’autres personnes pour la mettre en œuvre». Je pense que le processus de création est lié à sa mise en œuvre, au fait de réussir ou d’échouer. Ainsi vous pouvez améliorer la manière dont vous gérez vos idées ; c’est une chose que l’on peut travailler, à laquelle on peut devenir meilleur.
Craig Newmark (Craigslist)
Nous avons réfléchi à l’aspect moral du fait de faire payer pour quelque chose. Nous avons demandé aux gens : «Eh, vous pensez qu’on devrait facturer pour quoi, si jamais on le doit ?» Et ils ont répondu : «Faites payer ceux qui, autrement, paieraient plus cher pour diffuser des publicités moins efficaces».
Caterina Fake (Flickr)
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
Tout a été une surprise. Nous avons commencé en espérant créer un jeu et nous nous sommes retrouvés à faire un site de partage de photos. Nous ne nous y attendions pas, nous ne pouvions pas prévoir cela.
Brewster Kahle (Alexa)
J’aime travailler avec des commerciaux, car ils vont droit au but. De nos jours, nous voyons des procès dans l’industrie musicale, bla bla bla. Mais lorsque vous travaillez avec des commerciaux − et pas avec les avocats qui travaillent avec eux − les choses se passent en ligne droite. Ils veulent juste faire de l’argent, et en faire plus qu’ils n’en font actuellement. Ils comprennent qu’il y a des périodes de transition et de changement technologique. Donc si vous leur montrez un chemin qui va leur permettre de se faire potentiellement plus d’argent, ils vous suivront.
Charles Geschke (Adobe)
Si vous n’êtes pas passionné par ce que vous faites, ne le faites pas.
Travaillez intelligemment, sans vous tuer. Parce que vous devez prendre soin de votre vie dans son ensemble, par uniquement de votre vie professionnelle.
Joel Spolsky (Fog Creek Software)
Ne créez pas d’entreprise à moins d’avoir convaincu une autre personne de se lancer dans l’aventure avec vous. S’il n’y a pas deux personnes (je dirais même trois) que vous avez convaincu de dévouer leur vie à ce projet, ce n’est pas bon. Il y a pas mal de développeurs qui pensent à démarrer leur propre société. (…) Il se disent «Je vais créer quelque chose pendant mon temps libre. Je vais y passer 1 heure chaque soir et 2 heures le week-end, et je vais le vendre par téléchargement». Moi je leur demande «Qui est votre associé ?», et ils me répondent «Mon compagnon − mon mari ou ma femme. Mon chat». Mais parce qu’ils n’ont jamais sauté le pas et quitté leur travail, ils peuvent abandonner leur rêve à tout moment. Et 99,9% d’entre-eux finissent par abandonner leur rêve. S’ils sautent le pas, quittent leur boulot, se lancent à plein temps, et convainquent une personne de les accompagner, ils ont une bien plus grande chance d’y arriver.
James Hong (HOT or NOT)
Mes conseils : Un, faites-le tant que vous êtes jeune. Deux, Il n’y a pas de chemin tout tracé. Il n’y a pas de formule magique qui convienne à tous les business. Trois, même si vous levez des fonds, dépensez cet argent comme si c’était le votre et que vous n’en avez pas. Votre organisation doit rester simple et sobre. Quatre, l’entrepreneuriat n’est pas simple. Ce sera douloureux, ce sera émotionnellement difficile, vous vous sentirez en danger.
Conclusion
Ce livre est fascinant. Que l’on ait envie de créer une start-up ou que l’on soit juste intéressé par l’histoire de certaines des plus grandes entreprises informatique, les témoignages qui s’y trouvent sont passionnants. Il peut arriver que certaines histoires qui y sont racontées soient déjà connues (comment ça, tout le monde n’a pas lu iWoz ?), mais j’ai personnellement appris beaucoup de choses.
Pour les créateurs ou les futurs créateurs d’entreprise, ce livre montre qu’il y a autant de manières de faire qu’il y a de créateur. Il montre aussi toute l’incertitude qu’il y a dans la création d’un société, et encore plus dans la création de produits ou de services novateurs. Quelque part, ça rassure.
D’un autre côté, ce livre peut être un peu décourageant. On a coutume de dire que les créateurs d’entreprise réussissent des choses incroyables, simplement parce qu’ils ne savaient pas que c’était impossible. Mais là, en lisant ce bouquin, on ne peut plus dire qu’on était pas au courant. On partage les doutes, les interrogations, les difficultés financières, qu’ont traversé ceux qui ont créé ces entreprises qui nous servent d’exemple aujourd’hui.
Si leur parcours − pourtant couronné de succès − était si dur, quelle chances avons-nous d’y arriver ?
Ce que j’en retire globalement :
- C’est difficile.
- Ça en vaut la peine.
- Il faut bien choisir les personnes avec qui on se lance.
- Il faut être flexible et savoir s’adapter rapidement aux changements de situation.
- L’innovation est difficile à faire comprendre et à faire accepter.