glücklich

Publié le 27 janvier 2011 par Hoplite

(…) C’est dans le sillage ouvert par Husserl, mais aussi par Heidegger, que le philosophe Tchèque Jan Patocka s’est à son tour penché sur l’« héritage européen », notamment dans son séminaire de l’été 1973 sur « Platon et l’Europe ». La naissance de l’Europe trouve selon lui son origine dans une conception de la vie comme « vie pour la liberté », et non comme vie bornée par l’horizon du bien-être et l’empire de la quotidienneté. Lui aussi affirme que c’est en Grèce qu’il faut rechercher la source aurorale de l’« humanité européenne », car la conception de la vie comme « vie pour la liberté » est liée tout à la fois à la philosophie, à la conscience historique et à l’émergence de la politique au sein de la cité, toutes trois se donnant à saisir d’emblée comme autant de remises en question.

La philosophie se distingue à la fois de la religion, dépositaire de réponses toutes faites aux questions ultimes, et de la simple accumulation des savoirs. Elle implique la prise de distance à l’égard de l’immédiateté quotidienne comme de la pure subjectivité, à l’égard de l’opinion reçue (doxa) comme de toute forme de sens donné par avance dans nos relations avec les choses et les êtres. Patocka affirme, lui aussi, que l’Europe est née d’un penser questionnant, seule forme authentique de la vie réfléchie, et non d’une pensée technicienne. Il conclut que l’humanité authentique ne s’institue que par une lutte (polemos) de chacun contre soi-même, un débat pour se déprendre de la seule sphère des intérêts, de la production, de l’utilité et des exigences vitales (la simple « vie » par opposition à la « vie bonne »), car cette déprise est la condition nécessaire du vivre-ensemble dans un espace public et un monde commun. Il y aurait là une grande leçon à saisir, mais les Européens sont-ils encore capables de l’entendre ? Dans un monde qui change comme rarement il a changé, dans une époque où se met en place un nouvel ordre de la Terre, l’Europe ne sait visiblement plus ce qu’elle est, ni surtout ce qu’elle pourrait être. Le vide symbolique des motifs figurant sur les billets libellés en euros est révélateur de cette Europe sans identité : on n’y voit ni visages identifiables, ni paysages singuliers, ni lieux de mémoire ni personnalités. Seulement des ponts et des constructions, surgis de n’importe où et qui ne mènent nulle part.

« Le plus grand péril qui menace l’Europe, disait encore Husserl, c’est la lassitude ». La perte d’énergie, la fatigue d’être soi. Le désir d’oubli de soi, non pour retrouver une innocence perdue, qui pourrait être la condition d’un nouveau départ, mais pour s’endormir plus aisément dans le nihilisme bruyant, le repli sur la sphère privée et le confort narcissique de la consommation. Pour Carl Schmitt, la figure de Hamlet représentait l’extrême difficulté qu’il y a à trancher, alors même que des questions existentielles sont en jeu. L’indécision résulte d’une inadéquation de la volonté à la réalité : lorsque la volonté est indécise, il n’y a plus avec le réel que la possibilité d’une rencontre. L’histoire, elle, continue à se déployer à l’échelle planétaire, de par son propre jeu ou sous l’effet de la volonté des autres. La politique, c’est l’histoire en action. Mais où est le grand dessein politique, qui pourrait réunir et donner des raisons d’espérer ?

Etre ou ne pas être ? L’Europe, aujourd’hui, c’est Hamlet.

Robert de HERTE (Eléments, 2007)

L’autre matin, je lisais d’un œil l’édito d’Alain de Benoist en faisant ma consult pré-op à la clinique de la forêt noire, ébloui par la clairvoyance et la culture admirable de cet homme lorsque je tombais sur la date de naissance de mon patient : 1939. En Allemagne. Ne m’en faut pas plus. Je le fais causer. Ce gars était né prés de Berlin, père très tôt sur le front, campagne de France avec Guderian puis le front russe. Barbarossa. Porté disparu en octobre 1941. Quelque part en Ukraine, prés de Minsk. Plus de nouvelles, mort pour tout le monde; sa mère meurt peu après, en laissant quatre garçons presque seuls. Fin 41, à 6 ans, il est renversé par une voiture et fait 10 jours de coma. Il s’en sort, survit avec ses frères jusqu’à la fin du conflit. Etudes brillantes. Fin 1949, son père réapparaît ! Blessé, capturé par les Soviétiques, huit ans de camp de prisonniers, libéré, traverse l’Europe de l’Est. Bonheur des gamins, la vie continue. Travaille au CERN, à Genève pendant des années, me raconte la coopération internationale malgré la guerre froide (et mon scepticisme). Pacifiste dans l’âme, persuadé que la guerre peut être bannie par la fraternité et la paix entre les peuples. M’évoque immédiatement Jean Hyppolite, qui faillit être le directeur de thèse de Freund (ce fut R Aron, finalement) qui, pacifiste également (en bon progressiste), pense que la paix peut régner dés lors que l’on ne se désigne pas d’ennemi et auquel Freund répond que c’est l’ennemi qui vous désigne et porte –aussi- la responsabilité du conflit ; Freund soutenait qu’il n’y a de politique que là où il y a un ennemi.

Hyppolite : « Si vous avez vraiment raison, il ne me reste qu’à cultiver mon jardin ! » A quoi Freund répondit : « Comme tous les pacifistes, vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié, du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin! »

…Me dis que ce serait une erreur de lui parler de Schmitt ou de Jünger, dommage…Je lui demande quel regard il porte sur sa vie : « J’ai eu de la chance ». Je crois aussi. Pas pour la même raison.